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Comment Rome achète les passeurs libyens


Des migrants africains dans un centre de détention à Zawiyah, près de Tripoli, le 17 juin dernier. (Photo: AFP)

Dans la crise des migrants «l’Italie sauve l’honneur de l’Europe», a dit Jean-Claude Juncker devant les députés européens réunis à Strasbourg le mercredi 13 septembre. Mais Rome est suspectée d’avoir versé 5 millions de dollars à des membres d’un réseau criminel pour qu’ils bloquent les migrants en Libye.

«Je ne peux pas parler de migration sans rendre un hommage appuyé à l’Italie pour sa persévérance et sa générosité. L’Italie sauve l’honneur de l’Europe en Méditerranée.» Jean-Claude Juncker a-t-il eu raison de saluer l’action de Rome dans la crise migratoire, dans son discours sur l’état de l’Union européenne, le 13 septembre devant les eurodéputés réunis à Strasbourg?
Il est un fait que la péninsule fait depuis des années figure de cavalier seul pour secourir et prendre en charge les migrants qui risquent leur vie en Méditerranée en gagnant l’Europe. Si nombre d’entre eux fuient guerres et persécutions, la plupart cherchent surtout à échapper à la misère et l’absence de perspectives qui leur sont promises dans leurs pays, particulièrement en Afrique.
Depuis le début de cette année, les Italiens ont sauvé et recueilli plus de 100 000 migrants, dont la majorité est partie de Libye. Depuis quelques mois, cependant, le flux ralentit nettement (15 000 personnes en juillet et août contre 45 000 pour la même période en 2016). L’Europe s’en félicite et en attribue le mérite aux fonds qu’elle déverse sans aucun contrôle sur les autorités libyennes pour que leurs gardes-côtes contrôlent mieux les «flux migratoires». Une enveloppe de 90 millions d’euros a été votée au printemps pour aider la Libye à faire face au problème migratoire.

Viols, violences et extorsions

La suite est désormais connue : dans ce pays livré au chaos des factions armées, des dizaines de milliers de migrants croupissent dans des «centres de rétention» où ils subissent violences, viols et extorsions. Bien loin des valeurs de liberté, d’égalité et d’État de droit portées aux nues mercredi par le président de l’exécutif européen. Selon les sources, entre 250 000 et 800 000 migrants, essentiellement africains, sont aujourd’hui à la merci des trafiquants et criminels libyens.
Mais le financement européen pour freiner les migrations n’est peut-être que la face visible des petits arrangements conclus entre Européens et Libyens sur le dos des migrants. Mercredi, pendant que Jean-Claude Juncker distribuait ses bons points à son «ami» le président du Conseil italien, Paolo Gentiloni, il apparaissait que la baisse des arrivées de migrants cache un pacte avec des organisations criminelles libyennes.
Discret vétéran de la politique transalpine, issu du Parti communiste, l’actuel ministre italien de l’Intérieur, Marco Minniti, est suspecté d’avoir validé un accord avec Ahmed Al-Dabbashi, un chef de milice libyen à la tête de l’un des plus importants réseaux de passeurs du pays. Ces dernières années, Rome s’était déjà attaché les services de ce parrain surnommé «l’oncle» pour protéger un complexe gazier d’ENI dans son ancienne colonie nord-africaine.
Dabbashi est basé à Sabratha, une ville du nord-ouest de la Libye à 300 kilomètres de l’île italienne de Lampedusa, l’une des portes d’entrée des migrants en Europe. Il aurait touché cinq millions de dollars après une rencontre avec des responsables italiens, écrivait le Corriere della Sera le 9 septembre en citant des policiers libyens.

Les trafiquants gagnent deux fois

De passeurs, Dabbashi et ses nervis se sont reconvertis en champions de la lutte contre les trafiquants de migrants. «C’est inacceptable et ça se retournera contre nous», a averti Emma Bonino, ancienne ministre italienne des Affaires étrangères et ancienne commissaire européenne. Le gouvernement italien a démenti ces allégations, Marco Minniti les qualifiant d’«infondées».
Selon les témoignages recueillis en Libye par des journalistes et des responsables d’ONG, les bateaux de migrants continuent à quitter Sabratha avant d’être interceptés en mer. Cela permet aux trafiquants de poursuivre leurs lucratives activités, les candidats à l’exil devant payer leur passage au moment de l’embarquement. Ils gagnent ainsi sur les deux tableaux : avec les migrants et avec les Européens.
Pour nombre d’observateurs, la stratégie adoptée par l’Italie témoigne d’une vision à courte vue et pourrait coûter cher à Rome. Déjà le trafic reprend dans des villes libyennes où il avait été jugulé. D’autres chefs de bandes criminelles voient l’opportunité d’être à leur tour rémunérés par l’Italie et les largesses dont bénéficie Sabratha créent des jalousies entre villes côtières.
L’hommage de Jean-Claude Juncker à l’Italie tombait donc à un mauvais moment, à moins que le président de la Commission n’ait voulu de cette façon se ranger derrière le démenti du gouvernement italien. Faute de mieux peut-être? La solidarité européenne vis-à-vis de Rome reste timide et en Italie certains estiment que leur ministre de l’Intérieur fait preuve de pragmatisme dans ses arrangements avec les passeurs. Depuis sa prise de fonction en décembre, Marco Minniti voit sa cote de popularité augmenter, devenant l’un des hommes politiques les plus populaires de la péninsule. Même le parti d’extrême droite la Ligue du Nord le ménage dans ses critiques contre le gouvernement.
Pour la présidente de Médecins sans frontières international, Joanne Liu, la responsabilité dans ce drame est clairement européenne. Dans un entretien qu’elle a accordé au journal français Le Monde, vendredi 15 septembre, elle estime que «par leur politique actuelle, les membres de l’Union européenne ne font qu’entretenir ce réseau criminel». Pour Joanne Liu, «au lieu de renvoyer ces gens en Libye, nous devrions les secourir, trouver les moyens de les faire sortir de là. Ce serait un geste de responsabilité de la part de l’Europe».

Fabien Grasser

Pour MSF, le Luxembourg «est complice»

Les gardes-côtes libyens ont intercepté 10 592 réfugiés et migrants en mer entre le 1er janvier et le 31 août 2017. Ils ont tous été ramenés de force en Libye, où ils sont exposés à la violence et à l’exploitation: enlèvements contre rançon, travail forcé, violences sexuelles et prostitution forcée, captivité ou détention arbitraire, violences physiques et psychologiques, torture… MSF Luxembourg a rappelé hier ces faits tragiques au cours d’une conférence de presse. Pour les migrants, la situation, qui était déjà peu enviable en Libye, s’est considérablement aggravée ces derniers mois, depuis que l’Union européenne a décidé d’arroser les autorités libyennes afin qu’elles bloquent les migrants sur leur sol.

Quelque 46 millions d’euros ont déjà été versés à la Libye, officiellement pour former les gardes-côtes. Mais les résultats de cette opération s’avèrent tragiques pour l’écrasante majorité des migrants dans un pays sans réel gouvernement central et où la corruption règne plus que jamais en maître. «Les pays européens qui ne veulent plus accueillir de réfugiés supplémentaires, mais qui sont contraints, en vertu des obligations et traités internationaux, de leur fournir l’asile et des soins, cherchent à contourner leurs responsabilités en payant la Libye pour le faire à leur place», a dénoncé hier Paul Delaunois, directeur général de MSF Luxembourg.
«La stratégie poursuivie par les gouvernements européens est claire : ils sont prêts à tout pour repousser les personnes et leurs souffrances loin des regards européens.»

Promesses sans suite

Pour MSF et d’autres organisations humanitaires internationales, la responsabilité de l’UE est flagrante dans la dégradation des droits humains dont sont victimes les migrants en Libye. MSF, qui intervient – difficilement – dans une vingtaine de centres de détention pour migrants en Libye, constate que les déclarations des gouvernements européens, «dont le luxembourgeois», selon lesquels il doit être mis fin aux conditions de détention des migrants, sont sans effet. Pire, aucune mesure dans ce sens n’a été prise à ce jour, selon l’organisation.

«Les ministres européens continuent de dire que les conditions seront améliorées pour les personnes qui sont renvoyées en Libye, même s’ils savent que ce n’est pas possible», a déploré Paul Delaunois, hier. «Une réduction du nombre de personnes quittant les côtes libyennes ne signifie pas une réduction de la souffrance des migrants qui sont détenus en Libye», a-t-il insisté. MSF Luxembourg, dans la foulée de sa présidente internationale (lire ci-dessus), appelle «les gouvernements européens, et en particulier le luxembourgeois, à cesser de cautionner l’interception et le retour forcé des migrants et des réfugiés en Libye et à agir rapidement pour mettre fin à ce système de détention arbitraire». «Le profit sur la misère et la souffrance de ceux qui sont pris au piège doit s’arrêter maintenant», a lancé Paul Delaunois.

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