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Procès LuxLeaks (3e jour) : le procureur ne veut « pas de politique » dans les débats


Le lanceur d'alerte Antoine Deltour, au tribunal d'arrondissement de Luxembourg. (photo Claude Karger / Editpress)

Ce jeudi matin, au 3e jour du procès LuxLeaks, la défense d’Antoine Deltour a tenté, à travers l’audition de témoins, de montrer l’intérêt général de la démarche du lanceur d’alerte dans la lutte contre l’évasion fiscale en Europe. Selon le procureur luxembourgeois, allant jusqu’à citer le roi Louis-Philippe, il s’agit de « considérations politiques » qui n’ont « pas leur place » au tribunal.

La question de l’évasion fiscale s’est invitée plus longuement dans les débats, ce jeudi matin, même si l’audience n’a duré qu’une heure. La défense d’Antoine Deltour, l’ex-employé de PwC poursuivi pour le vol des rescrits fiscaux divulgués dans l’affaire LuxLeaks, avait cité deux témoins pour évoquer les conséquences positives de ces révélations. Le président de la 12e chambre correctionnelle, Marc Thill, qui avait abrégé l’audition de l’eurodéputé Fabio de Masi sur le sujet mercredi, les a laissés davantage s’exprimer.

Est-ce par réel intérêt ou bien par pure politesse, puisque l’eurodéputé allemand Sven Giegold (Verts), à l’origine cité pour vendredi, a finalement dû improviser un déplacement express depuis Bruxelles ce jeudi matin, pour coller au calendrier du procès ?

« Le travail d’intérêt général d’Antoine Deltour a été reconnu par tous »

L’eurodéputé a en tout cas pu exposer à la barre que la publication de ces accords fiscaux très avantageux pour les multinationales avait été « le fait déclencheur » de la création de la commission TAXE au Parlement européen, chargée d’enquêter sur les pratiques des rescrits fiscaux (tax rulings). Sur la base de ces révélations, le travail de cette commission, dont est membre Sven Giegold, a permis de conclure que « l’échange spontané des tax rulings, pourtant prévu par une directive européenne de 1977, n’était pas appliqué, et ce contre la loi » par les Etats de l’UE, notamment le Luxembourg.

Pour y remédier, l’échange automatique de ces documents a alors été décidé par l’Union européenne, « sous présidence luxembourgeoise », a souligné l’eurodéputé, répondant aux questions de Me Philippe Penning, avocat d’Antoine Deltour. Et de noter au passage que certains rulings révélés par les LuxLeaks ont été considérés comme des aides d’État illégales par la Commission européenne (notamment Fiat au Luxembourg). Celle-ci « a déclaré publiquement avoir utilisé tous les documents publiés par l’ICIJ (ndlr : le Consortium international de journalistes d’investigation qui a révélé l’affaire LuxLeaks en novembre 2014) », a rappelé Sven Giegold.

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« Tous les groupes politiques (ndlr : du Parlement européen) ont eu un sentiment de gratitude à l’égard d’Antoine Deltour », a poursuivi l’eurodéputé. « Son travail d’intérêt général a été reconnu dans le rapport de la commission TAXE (ndlr : remis fin 2015). Sans ce lanceur d’alerte, il n’y aurait pas eu de changement des pratiques, ni de changement de la loi en Europe, car le secret était la base du problème. » La Danoise Tove Maria Ryding n’a pas dit autre chose (lire notre encadré en fin d’article). Et Sven Giegold d’ajouter que la commission TAXE avait formellement « demandé une protection européenne des lanceurs d’alerte, dans le cadre de la lutte contre l’évasion fiscale ».

« Tenons-nous en aux seuls faits ! »

Une intervention claire qui a eu le don d’agacer le procureur d’État adjoint, David Lentz : « Je ne voudrais pas qu’on s’égare dans des considérations d’ordre politique, qui n’ont rien à voir avec les faits reprochés aux trois prévenus. » Et le représentant du parquet luxembourgeois de citer le roi Louis-Philippe pour asséner : « La politique n’a pas sa place dans le judiciaire. Tenons-nous en aux seuls faits ! »

La défense d’Antoine Deltour, via Me Penning, a immédiatement réagi : « Les choses sont claires, nous voulons que le statut de lanceur d’alerte soit reconnu, tel que défini par plusieurs critères par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), notamment d’avoir agi au service de l’intérêt général. C’est ce que nous essayons de démontrer. »

Un échange qui préfigure la tonalité de la passe d’armes entre les réquisitions et les plaidoiries, qui n’auront pas lieu avant la semaine prochaine. En attendant, la défense d’Antoine Deltour a dégainé un autre témoin en urgence : comme Marius Kohl (l’ancien responsable des tax rulings à l’administration fiscale luxembourgeoise) a justifié son absence mercredi par un certificat médical, c’est son supérieur hiérarchique, M. Heintz, qui a été cité à comparaître ce vendredi matin. S’il est absent à son tour, verra-t-on cité son supérieur hiérarchique de l’époque, à savoir l’ex Premier ministre et ministre des Finances Jean-Claude Juncker ?

L’audition de ce dernier témoin doit en tout cas être suivie vendredi par celle de deux des trois prévenus, l’ex-employé de PwC Raphaël Halet et le journaliste Edouard Perrin.

Sylvain Amiotte

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« Quelle est la pertinence de votre question ? »

Depuis trois jours, cette phrase a déjà été répétée à de nombreuses reprises par Marc Thill, le président de la 12e chambre correctionnelle, chargée du procès, à l’intention des avocats de la défense. Une façon de recadrer le débat dès lors que leurs questions aux témoins s’aventurent trop avant sur le terrain des tax rulings et de l’évasion fiscale. Jusqu’à cet épisode, jeudi matin. « Les tax rulings sont-ils plus développés au Luxembourg qu’ailleurs ? », demande Me Philippe Penning, l’avocat d’Antoine Deltour, à Tove Maria Ryding, coordinatrice « tax justice » pour le réseau européen d’ONG Eurodad. Le juge laisse répondre brièvement la Danoise, mais perd patience : « Même si le tribunal veut bien faire un effort, il faudra resserrer les questions. »

Me Penning enchaîne : « Combien de personnes s’occupent des rulings à l’administration fiscale au Luxembourg ? » Le magistrat coupe aussitôt : « Quelle est la pertinence de votre question, maître ? » L’avocat essaie d’expliquer qu’il peut être intéressant de savoir comment les rulings sont traités, sachant que son client est poursuivi pour le vol de ces documents. « Quelle est la pertinence de votre question ? », reprend plusieurs fois le juge.

« Le tribunal refuse votre question »

« Je voudrais comprendre comment l’administration a pu vérifier ce qui est écrit sur ces documents très complexes, qui rentrent le matin à l’administration des contributions et ressortent le soir en étant signés », tente encore de justifier l’avocat. « Ceci est totalement étranger à la présente affaire », intervient le procureur d’État adjoint, déclenchant au passage des rires dans la salle.

Le président de la chambre ne varie pas d’une virgule : « Quelle est la pertinence de savoir cela ? » Puis ajoute : « Madame ne travaille pas à l’administration des contributions, comment pourrait-elle le savoir ? » L’avocat assure que Tove Maria Ryding est tout à fait à même de répondre, s’agissant d’une spécialiste des questions fiscales en Europe. Le juge finit par trancher : « Le tribunal refuse votre question, qui n’est pas pertinente. »

Auparavant, Tove Maria Ryding, aura malgré tout eu le temps d’indiquer que les documents copiés par Antoine Deltour ont permis de constater « que les multinationales faisaient disparaître leurs bénéfices au Luxembourg pour ne payer quasiment aucun impôt », faisant perdre « énormément de ressources financières » aux États où sont effectivement basées leurs activités. « Nous n’avions jamais vu cela avant et nous utilisons toujours ces données à l’heure actuelle. La connaissance de ces rulings a entraîné un changement de législation en Europe, créant une nouvelle manière d’interpréter l’idée européenne. »