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Balade dans « la capitale mondiale du meurtre »


Pour découvrir les images réalisées par Carine et Élisabeth Krecké, le visiteur va devoir "fouiller" dans une armoire à archives. En effet, ces captures d'écran, librement accessibles dans le monde entier, sont protégées et interdites de diffusion en dehors de Google Street View. (Photo DR/Romain Girtgen)

En sondant la justesse de l’outil Google Street View, les deux sœurs Krecké proposent une balade numérique à Ciudad Juárez, au Mexique, l’une des villes les plus violentes du monde. A découvrir jusqu’au 15 mai au CNA de Dudelange.

Quand on tape «Juárez» sur Google, les textes et articles, comme les images, évoquant cette ville du nord du Mexique n’incitent guère à vouloir s’y rendre. Pour preuve, certains médias la qualifient même de «capitale mondiale du meurtre» – plus de 2 000 recensés rien que pour l’année 2009 ! – ce qui a motivé les artistes luxembourgeoises Carine et Élisabeth Krecké à s’y intéresser de plus près, à «patrouiller» dans cet endroit où la misère et la brutalité rythment le quotidien des habitants, et ce, tout en restant devant leur ordinateur. C’est ce qu’on appelle une investigation numérique !

Avec cette «enquête» à distance, elles ont poursuivi deux objectifs : d’abord réaliser un «atlas d’images» qui témoignerait de la violence d’un lieu tristement célèbre pour ses féminicides – des centaines de meurtres de femmes non élucidés et non expliqués à ce jour. Ensuite questionner l’outil de recherche même, à savoir Google Street View – chose qu’elles avaient déjà faite avec le projet «Dakotagate», après avoir vu, sur le célèbre dispositif cartographique, un homme armé d’une kalachnikov traverser la rue d’un pas déterminé…

«Notre démarche est simple : on veut juste analyser ce que cet outil, apparemment neutre, nous apprend sur notre monde, particulièrement dans des zones de guerre ou de forte criminalité», explique Carine Krecké qui, avec sa sœur, explorent le processus de fabrication d’un récit par l’image, et poursuivent un questionnement critique du médium photographique lui-même et ses moyens de «production, de diffusion et de réception». Les voilà donc embarquées, d’un clic de souris, pour trois années de navigation au cœur de Ciudad Juárez, «du centre urbain vers les quartiers les plus reculés dans le désert».

Un détail «intrigant» va particulièrement attirer leur attention et rendre ce travail encore plus «obsessionnel» : «À un endroit, il y a cette image qui nous frappe : celle d’un corps déposé sous une bâche. Celui d’une femme, probablement, au vu des crimes perpétrés dans cette ville. Peut-être qu’on se trompe, mais, depuis, l’image est inaccessible. Y a-t-il eu, chez Google, une volonté d’éloigner les regards indiscrets ?» Elles vont ainsi passer au peigne fin cette bouillonnante cité bordant les États-Unis, avec son lot de narcotrafiquants et d’immigration clandestine. Leur constat est en tout cas sans appel…

Petite violation du copyright

«C’est une ville sinistrée, bien au-delà de ce qu’on peut imaginer : on trouve des maisons et voitures brûlées, et des prostituées en masse, qui errent au milieu de champs de ruines dans des tenues invraisemblables ! Il y a quand même quelques villas, mais elles sont sécurisées comme un bunker.» Une image satellite témoigne également de son «étrange configuration» : «Le désert est en plein centre-ville, partageant l’espace avec de grandes usines américaines et européennes, qui emploient une main-d’œuvre mexicaine et féminine. On trouve également des routes qui ne mènent nulle part. Sans début ni fin…»

Des témoignages compilés en une centaine d’images présentées au public du CNA… dans une armoire à archives. Question de droits : «Ces captures d’écran, certes librement et universellement accessibles dans le monde entier, sont protégées et interdites de diffusion en dehors de la plateforme Google Street View, qui se donne ainsi le droit de changer des clichés vus comme sensibles», précise Carine Krecké. Elle poursuit : «Il a donc fallu trouver une solution, et c’est pour cela que l’on a mis sur pied cette monographie interdite au public. Ici, on incite le spectateur à faire une petite violation du copyright imposé par Google (rire).»

Un peu plus loin, sur un tableau lumineux, se déroulent et se succèdent des phrases, les mêmes que l’on retrouve dans un petit livre en complément de l’exposition, intitulé Navigation Poems. «Depuis le début de ce travail, j’ai tenu un journal dans lequel j’ai relaté – avec le plus de précision possible – ce que j’ai vu durant cette traversée de Juárez. Mais le résultat était tellement négatif que ça m’aurait gênée de parler d’un endroit de la sorte.»

Elle qui a déjà été récompensée du premier prix au concours littéraire national (NDLR : en 2008, pour Retour au point de non-retour, Chronique de voyage) a ainsi privilégié la démarche poétique, en anglais, la meilleure à ses yeux pour «prendre un maximum de distance» avec le sujet et repousser un peu plus loin la «forte part d’interprétation» d’un travail pour lequel on ne peut «jamais véritablement rester neutre». Dans ce sens, «chaque poème correspond à une image, un trajet, une sensation». «Je n’invente rien !», lâche-t-elle.

Et quid, alors, du questionnement originel sur Google Street View et sa philosophie ? «Prétendre qu’un outil cartographique comme celui-ci donne une image véridique de notre monde est absurde, conclut-elle. Google ne veut rien savoir de tout cela. Son objectif est simplement de gonfler sa base de données pour vendre ses publicités.» Ce qui conduit ses concepteurs à «capter» des endroits improbables, comme le fleuve Amazone. «Demain, ce sera sûrement la Lune !»

Grégory Cimatti

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