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Jean-Luc Godard, sauve qui peut (le virus) !


L'entretien, véritable évènement, a été suivi par plusieurs milliers de personnes. (Photo : capture d'écran Instagram)

À la suite de la master class de Jean-Luc Godard sur Instagram, il est l’heure de réfléchir aux images que la crise sanitaire nous laisse et à celles qui se profilent à l’horizon du déconfinement.

Le cigare à la bouche, il se regarde, se recoiffe. Lui qui, il y a bien longtemps, a quitté la capitale française pour la petite ville de Rolle, en Suisse (mais toujours en proclamant que «le canton de Vaud devrait être une province française»), n’a plus beaucoup de cheveux, à 89 ans, alors il ramène la banlieue sur Paris. Jean-Luc Godard – qui d’autre ? – était l’invité-surprise de l’École cantonale d’art de Lausanne (ÉCAL). Ou plutôt l’ÉCAL, représentée par le chef de sa section cinéma, Lionel Baier, s’est invitée dans le fief du… Cinéaste ? Réalisateur ? «Je trouve les deux mots pas bien. « Auteur » est plus valable.» En attendait-on moins de celui qui, dans les années 1950 – sa période Cahiers du cinéma – a étayé la «politique des auteurs» ? «Metteur en scène est encore mieux, poursuit-il, mais c’est un peu long comme mot.» Va pour «metteur en scène», alors.

On voit bien ce qui plaît à Godard dans cette désignation : le metteur en scène est à la fois artiste et artisan. Il met, littéralement, la scène sur l’écran, comme un peintre sur une toile, et donne un sens à ses images en les manipulant selon son bon vouloir. Mais, au même titre qu’être «auteur», «mettre en scène» instaure un rapport de force à la faveur de celui qui est derrière la caméra.

Invité pour un «live» Instagram de l’ÉCAL, Jean-Luc Godard est cette fois-ci devant l’objectif pour discuter du sujet des «images au temps du coronavirus». Qu’il met rapidement en relation avec l’information : «Le virus a besoin d’un autre pour y entrer, l’information c’est pareil. Même quand on envoie un message sur les réseaux sociaux, on a besoin de l’autre pour faire entrer l’information chez lui.» Si le Covid-19 entre chez l’autre par le biais d’un autre virus, alors filmer pour informer relève donc du besoin primitif, instinctif, pour le virus, d’être nourri.

Idées vagues, images claires

Comment, dès lors, considère-t-on la valeur des images ? Dépouillées de toute qualité esthétique, elles perdent aussi l’intérêt du message qu’elles transportent; le monde étant à l’arrêt, les nouvelles tournent en rond, comme on tourne en rond chez nous. Jean-Luc Godard remarque par ailleurs qu’«on ne nous dit pas ce que c’est, cette maladie», mais n’est-pas justement là la principale information qu’il nous faut, sinon la seule ? Sur un mur de l’appartement qui sert de décor à La Chinoise (1967), il est écrit : «Il faut confronter les idées vagues avec des images claires.»

Plus de cinquante ans plus tard, cet aphorisme n’a jamais été aussi vrai. Si le coronavirus se transmet de manière directe, par le contact, la communication mise en marche par le «virus de l’information», elle, tourne autour du pot. En outre, l’intérêt perdu du sens des images est même proportionnellement inverse à leur démultiplication : confinement oblige, chaque nouvelle image est réalisée par son propre sujet, à travers l’œil d’une webcam ou d’un smartphone. Et les deux virus de se repaître, conjointement, d’un livre de visages (et non plus, comme chez Godard, d’un Livre d’image) comme autant de victimes avérées, potentielles ou tirées d’affaire.

Dans ce grand trombinoscope, Jean-Luc Godard n’est après tout qu’un visage de plus, mais c’est le visage de l’anticonformiste qui, entre mille expérimentations stylistiques, est notamment reconnaissable (dans une partie de son œuvre, du moins) par son usage du surcadrage. Peut-être est-ce par malice, peut-être est-ce, au contraire, involontairement, mais tout l’entretien est donné en face d’un grand miroir devant lequel il est assis, et qui permet d’entrapercevoir de temps à autre ce qui se passe derrière la caméra. Et lorsqu’il se recoiffe, ce n’est pas en se regardant dans le miroir, mais bien dans son iPhone (on ne saura pas s’il voit son reflet dans l’écran noir ou, ce serait autrement plus cocasse, à l’aide de la caméra frontale).

Lui, admirateur des nouvelles technologies, qu’il utilise en mercenaire esthète, se retrouve donc sujet de nouvelles images, qu’il ne tourne pas lui-même – la Suisse étant en semi-confinement, c’est-à-dire avec des sorties individuelles et jusqu’à cinq personnes autorisées sans motif – mais qui révèlent déjà beaucoup de choses sur ce que peuvent nous dire les images au temps du coronavirus. Son iPhone jamais très loin de lui, celui-là même qui lui a servi à capturer des images dans ses derniers films, Godard avoue préférer FaceTime à Skype (on se souvient de la conférence de presse cannoise du Livre d’image, à laquelle il avait assisté en visio) et dit des réseaux sociaux : «Je ne sais pas ce que c’est.»

Mais la star d’un jour sur Instagram est néanmoins prisonnière du support : retransmis en direct et disponible pendant 24 heures en «story», l’entretien est filmé à la verticale et avec une prise de son problématique, où l’on entend mieux les intervieweurs que l’interviewé. La conséquence fatale, d’abord, de ce que tolère le format, les «stories» Instagram ne permettant pas aux photos et aux vidéos d’être accessibles au format paysage sinon en tenant son téléphone à l’horizontale, ce qui empêche alors à l’utilisateur de se servir de l’option voulue des commentaires; ensuite, du respect strict des règles de semi-confinement recommandées par le gouvernement suisse, qui impose une distanciation sociale. Impossible donc de lui mettre un micro-cravate, même relié en Bluetooth au téléphone qui filme.

Imprimer le vrai, interpréter le vrai

C’est une étrange évolution des pratiques, dont il est encore trop tôt pour dire si elles sont temporaires ou si elles peuvent, par une envisageable émulation, durer dans le temps. Toujours est-il que, indirectement assujetties à la crise sanitaire, l’immédiateté de la vidéo, sa simplicité, sa durée de vie éphémère et sa qualité discutable sont un nouvel élément de langage, notion première dans le travail récent de Jean-Luc Godard.

«Le langage, rappelle-t-il, n’est pas du tout la langue. La langue, c’est toutes les langues, sauf peut-être une ou deux (…) Mais le langage, c’est autre chose. La peinture, tous les grands écrivains, que ce soit Beckett, James Joyce, d’autres avant, ou les grands poètes d’autrefois (…) cherchaient à aller au-delà ou en-deçà de la langue. Et ça, c’est le langage.» Dante, Joyce ou Godard n’ont cependant pas le monopole du langage (on peut le regretter), et le langage régressif qui naît devant nos yeux confinés n’en est pas moins langage : une forme d’expression qui transcende la langue.

La langue, l’une des préoccupations du metteur en scène phare de la Nouvelle Vague (elle «fausse tout» et lui «ne croi(t) plus à l’alphabet», qu’il «faudrait changer, il y a trop de lettres»), est pourtant la seule chose qui nous permet d’être à jour sur les informations concernant le coronavirus. Alors, quand même un moment solennel comme une allocution de chef d’État (celle, lundi, d’Emmanuel Macron, par exemple) perd toute «cérémonialité» parce que quiconque doit apparaître dans un écran se retrouve malgré lui dans un simulacre de rhétorique filmée, quid des images ?

Eh bien, autant écouter la radio. Elle aussi développe un langage. Quand Jean-Luc Godard dit que «la photographie a été inventée avant les impressionnistes, et l’impressionnisme, je pense, a été une réaction contre ça», est-il plus juste, pour l’information par l’image, d’imprimer le vrai, ou bien d’interpréter le vrai à travers l’usage de la technique et de la sensibilité artistique ? Les images que le virus nous délivre tous les soirs à 20 h sont l’impression du vrai, alors, dans le second cas, se pose la question de la «fake news», car, aussi fidèle à la réalité qu’elle puisse être, elle dépend d’une réimagination, d’une mise en scène individuelle ou collective. «La fausse nouvelle, explique-t-il, n’est pas telle fausse nouvelle. Elle est fausse/nouvelle.» Tout repose sur la dichotomie du faux et du vrai et, donc, des notions d’«égalité et fraternité dans le réel et la fiction», selon ce que Godard écrivait à l’écran dans Histoire(s) du cinéma (1988-1998). Mais chacun étant à sa place, le journaliste comme l’artiste, les deux existent conjointement, et «c’est au spectateur de voir s’il y a une différence».

Réimaginer le cinéma

D’un point de vue plus prosaïque, il ne faut pas minimiser l’impact du coronavirus sur la création d’images. Tout le cinéma va en pâtir, on le sait, du prochain «blockbuster» au film d’art et essai confidentiel, du festival de Cannes aux cinémas municipaux. Toutes les chaînes de production et de diffusion du cinéma sont touchées par l’arrêt brutal de la culture et vont souffrir d’un redémarrage lent et douloureux. Les salles de cinéma auront moins de films à projeter, les revues moins d’œuvres à chroniquer.

Peut-être faudrait-il développer des «films confinés», où chaque acteur serait tout à la fois, de chez lui, le réalisateur, l’éclairagiste, le preneur de son, le maquilleur et le costumier de ses propres scènes. Ce ne serait plus «vingt-quatre fois la vérité par seconde», comme le déclarait le personnage principal du Petit Soldat (1963) mais une vérité variable selon la qualité du débit. Le temps de l’image redéfinit «l’image-temps» de Deleuze, et le septième art, l’«art du présent» comme Godard l’avait lui-même défini dans une vie de cinéma antérieure, serait alors bloqué dans les limbes de son présent historique.

Ces films, on les consommerait, pour arriver à la fin de la boucle, sur YouTube, Netflix, les plateformes de VOD. On redéfinirait une durée standard, le court métrage deviendrait majoritaire. Ou alors, s’ils devaient durer 90 minutes ou plus, on ne les regarderait pas en entier, pas d’un coup, du moins, avec un visionnage épisodique… On mettrait le film sur pause le temps de manger, ou parce qu’on est trop fatigué, et on le reprendrait un, deux jours après. Interpellé sur ce point, d’ailleurs, Jean-Luc Godard ne voit pas d’inconvénient à regarder, par exemple, Citizen Kane par épisodes, «mais il faut y repenser après. Il ne faut pas que ce soit trop voulu, il faut regarder quand on en a besoin.» N’en déplaise à la situation actuelle, a-t-on besoin de regarder un objet (plus qu’une œuvre) filmique qui, du fait de la condition dans laquelle il serait réalisé, nous renverrait irrémédiablement à l’enfermement voire la solitude que nous éprouvons chaque jour ?

«Et mes fesses, tu les aimes ?»

Au lieu de cela, découvrons ou redécouvrons des classiques, des films plus rares, oubliés. Certaines chaînes de télévision, publiques et privées, la Cinémathèque française ou des plateformes comme Mubi ou byNWR permettent de s’y plonger, avec les limites qu’imposent leurs catalogues et la disponibilité des œuvres. Et la dématérialisation de leur asséner quelques coups bas, en allant chercher le grand public tout en le privant de l’œuvre originale, comme c’est le cas avec Disney+, qui censure la comédie romantique culte Splash (1984) en recadrant l’image et en recourant aux effets numériques pour cacher les fesses de Daryl Hannah.

Si le confinement doit rendre le cinéma dématérialisé incontournable pour les publics plus jeunes, on peut s’attendre à ce que la censure devienne une norme pour leur rendre «accessible» le catalogue le plus vaste possible, au mépris de l’œuvre originale et du spectateur. Et si, parmi le jeune public, certains développent le goût de la cinéphilie, devront-ils regarder Psychose dans une version amputée (ou pire, trafiquée) de sa scène de la douche ? Les mots «fesses» et «seins» seront-ils enlevés de la bouche de Brigitte Bardot dans Le Mépris et remplacés par «Tu les aimes, mes ongles», pour limiter la dimension sensuelle du dialogue ? Sans compter qu’il faudra cacher les fameuses parties de l’actrice. On rirait jaune de la réplique de Michel Piccoli, dans ce même film de Godard, qui dit, en parlant du cinéma : «On voit des femmes, elles ont des robes. Elles font du cinéma, crac, on voit leurs culs.»

Tout cela, endigué par les difficultés du moment, met par ailleurs le support physique toujours un peu plus en danger. Le besoin d’images est assouvi, mais il est biaisé, et ce virus-là n’a pas encore atteint son pic. Quant à Godard, il confirme que la crise sanitaire devra être discutée dans un futur projet : «Ça aura une influence. Pas directe… C’est un peu trop tôt pour faire quelque chose sur cette crise-là, mais le mot « virus » devra être prononcé une ou deux fois, avec tout ce qui va avec.» Laissons donc encore une fois le soin au spectateur, ou au lecteur, de se faire sa propre idée, «avec tout ce qui va avec»…

Valentin Maniglia

Le petit Godard confiné

Lui aussi a parlé de l’enfermement, de la solitude, du languissement. Lui aussi a traité les questions d’espace, de temps, comment gérer ces paramètres, comment en sortir. Ça ressemble à quoi, alors, le confinement vu par Jean-Luc Godard ?

Une femme est une femme (1961). Confiné dans le temps, le protagoniste du film est soumis à un ultimatum de la part de sa compagne, qui exige que celui-ci lui fasse un enfant dans les 24 heures. Hilarant, moderne et sublime.

La Chinoise (1967). Le film se passe intégralement dans un appartement habité par cinq jeunes maoïstes. Du cinéma politique grandiose.

Sympathy for the Devil
(1968). Godard se confine dans le studio des Rolling Stones pendant l’enregistrement de leur morceau légendaire. Un sommet de mise en scène documentaire.

Sauve qui peut (la vie)
(1980). Les angoisses de trois personnages enfermés dans une société qui les étouffe. Le Godard le plus dramatique mais aussi le plus émouvant.
V. M.

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