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[Littérature] Autopsie d’un mariage


À travers la fureur des sentiments, du sublime au sordide, Jamaica Kincaid offre le roman universel d'une séparation. (Photo : Russell Macmasters)

Pendant dix ans, la romancière d’Antigua-et-Barbuda n’a rien publié. Jamaica Kincaid est de retour avec Voyons voir, un grand roman incantatoire et vertigineux sur les déchirements d’un couple.

La romancière caraïbe exorcise une rupture douloureuse avec son mari en un règlement de compte délirant. Une invitation à réfléchir à l’efficacité de la colère en matière littéraire.

Cela restera une des belles nouvelles de cette année littéraire : le retour de Jamaica Kincaid, née Elaine Potter Richardson en mai 1949 à Saint John’s, capitale d’Antigua-et-Barbuda, une île des Caraïbes au nord de la Martinique et de la Guadeloupe. Dix ans de silence, et la revoilà Jamaica Kincaid avec Voyons voir, un roman échevelé, convaincu et passionné sur un mariage qui capote.

Il y a Mr. et Mrs. Sweet, un couple qui n’a de «sweet» («doux» en VF) que le nom; leurs deux enfants, aussi : une fille prénommée Perséphone et un garçon, Heracles. Ouverture du roman : «Voyons voir la chère Mrs. Sweet qui habitait avec son mari Mr. Sweet et leurs deux enfants (…) La maison, la maison dite de Shirley Jackson, se dressait sur une colline, et par la fenêtre Mrs. Sweet avait vue en contrebas sur les eaux rugissantes de la rivière Paran qui se précipitaient furieusement et à toute vitesse hors du lac, un lac artificiel, appelé lui aussi Paran…»

En quelques lignes, le décor est planté et on pressent, mieux : on sait que ça va sacrément déménager avec ces personnages même si on pourrait croire que tout est ordinaire. Ainsi, le couple habite une jolie maison. Le mari est pianiste. La femme tricote, jardine, cuisine des repas à la française «avec entrée, plat de résistance et dessert» pour ses enfants qui préfèrent les hamburgers et, parfois, s’isole pour assouvir sa passion : écrire, encore et encore.

Des enfants qui dévorent la mère

Une vie ordinaire, si ce n’est que Mr. Sweet ne supporte plus sa femme «descendue du bananier, ou d’on ne sait quel autre moyen de transport primitif, tout en elle et autour d’elle étant si primitif», qui est agacé par la voix de sa femme, «sa sonorité; ce n’était pas une soprano, c’était sa femme, aussi banale qu’un poisson ou une viande ou des légumes dans son assiette pour le dîner, ou que le facteur qui apportait les factures de l’eau, du gaz, de l’électricité, du téléphone et du fuel». Au fil des pages, on assiste à la déroute d’une union. Et une fois encore, Jamaica Kincaid y interprète une partition entre marche funèbre et gospel.

Dans ce Voyons voir, on peut aussi y voir des pans entiers autobiographiques – ce que ne conteste pas la romancière. Le destin brisé des époux Sweet fait étrangement écho au mariage bouclé en divorce de Jamaica Kincaid avec le compositeur Allen Shawn, qui l’a quittée pour une de ses étudiantes. Voyons voir, c’est le roman étincelant et poétique de la désunion, conséquence inexorable de la banalisation du quotidien. Et puis, chez les Sweet, il y a aussi les deux enfants. Qui dévorent la mère…

La belle Perséphone a été «kidnappée» par le père, le jeune Heracles doit accomplir douze travaux dont «tuer son père, ne pas tuer son père, vouloir tuer son père et vouloir ne pas tuer son père»… À chaque page, plaisir immense, ça dégouline, les phrases se mesurent au kilomètre, tourbillonnent, donnent le vertige – et, en état de grâce, Jamaica Kincaid glisse que Voyons voir est aussi le roman-réflexion sur le temps, sur cet aujourd’hui qui «est hier et comment hier devient aujourd’hui»… D’une autopsie d’un mariage, la romancière offre ici un grand texte incantatoire, qui donne vertige et ivresse…

De notre correspondant à Paris, Serge Bressan

Voyons voir, de Jamaica Kincaid. Éditions de l’Olivier.

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