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«Les paradis fiscaux facilitent le financement du terrorisme»


Ana Gomes, le 9 mai dernier à Bruxelles, avec au second plan Werner Langen, qui a présidé la commission PANA. (Photo: European Union - 2017 Source EP)

Ana Gomes, eurodéputée portugaise, était vice-présidente de la commission d’enquête PANA sur le blanchiment de capitaux, l’évasion fiscale et la fraude fiscale. Également de la commission spéciale sur le terrorisme du Parlement européen, l’élue socialiste établit un lien entre paradis fiscaux, crime organisé et financement du terrorisme.

Ana Gomes fustige l’imposition des multinationales au Luxembourg, dont elle maintient qu’il s’agit d’un paradis fiscal. Le rapport et les recommandations de la commission PANA ont été adoptés par le Parlement européen le 13 décembre.

Après 18 mois d’enquête de la commission PANA, quel est votre sentiment sur la volonté des États européens à lutter contre le blanchiment d’argent, l’évasion et la fraude fiscales?

Ana Gomes : Dans le discours, tous les pays sont très intéressés à lutter contre l’évasion fiscale, le blanchiment et la criminalité qui y sont associés. Mais si l’on regarde ce qui se fait réellement au niveau législatif, c’est tout le contraire qui se passe. La position des États membres de l’Union européenne est en totale déconnexion avec ce qu’ils disent. Il faut dénoncer cette hypocrisie et ce dysfonctionnement qui sont extrêmement dangereux pour l’Europe et pas seulement pour nos budgets. Il en va aussi de la sécurité puisqu’on parle de blanchiment des capitaux et de toutes sortes de réseaux criminels, y compris ceux qui sont derrière le financement du terrorisme, comme les réseaux de trafics d’êtres humains.
La lutte contre le terrorisme est pourtant affichée comme une priorité absolue par les pays européens…

Le jour même où le Parlement européen a adopté le rapport PANA, nous avons entamé la neuvième ronde de négociations sur la directive contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Il s’agit de la cinquième directive sur ce sujet. On y travaillait depuis huit mois en trilogue (NDLR : processus législatif européen associant le Parlement européen, la Commission et le Conseil qui représente les États membres). Cela a été décidé juste après les attentats du Bataclan et des terrasses à Paris, à la demande d’un certain nombre de pays, dont la France. Le Parlement européen a travaillé rapidement et a fait sa part du boulot. C’est ensuite qu’ont commencé les négociations, dont la dernière s’est terminée à 2 h du matin… Pendant ces négociations, je me suis plusieurs fois interrogée si nous étions là pour combattre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme ou, au contraire, si nous étions là pour le faciliter.

C’est une accusation grave?

Beaucoup d’États membres ont des positions absolument incohérentes et contraires à ce qu’elles devraient être… Le Parlement a fait des propositions très concrètes, mais elles ont été contrées et empêchées par des États membres. L’on sait très bien qu’il y a des États plus actifs que d’autres pour s’opposer à la transparence.

De quelle manière?

Un exemple : il y a aujourd’hui une question absolument capitale pour combattre la criminalité transnationale, puisque c’est de cela que l’on parle. Il y a des paradis fiscaux dans des îles tropicales lointaines, mais il y a aussi des paradis fiscaux dans l’UE. Des structures sont créées pour faire circuler les capitaux dans l’opacité. Cela pourrait être plus efficacement combattu avec une unité européenne d’investigation financière. Toutes les polices et toutes les autorités judiciaires européennes le demandent. Le Parlement européen aussi. C’était prévu. Mais des États membres s’y opposent. Je me demande comment ils peuvent avoir le culot de prétendre qu’ils combattent le terrorisme quand le système facilite le blanchiment d’argent et son financement.

De quels États membres s’agit-il? Le Luxembourg en fait-il partie?

Ce sont bien sûr les usual suspects. Ceux qui ont une énorme industrie financière, dont l’activité économique est très dépendante du système financier et de son opacité. D’abord je citerais le Royaume-Uni, le maître des paradis fiscaux. Il y a bien sûr le Luxembourg mais aussi les Pays-Bas, l’Irlande et Malte. Il est incohérent, dans une négociation sur le financement du terrorisme que ces États envoient des experts financiers, issus de leurs ministères des Finances. Il s’agit de questions qui nécessitent des expertises en lutte contre la criminalité organisée.

Au Luxembourg, l’autorégulation de la profession d’avocats est une fiction

La commission PANA a mené des auditions au Luxembourg en mars. Un rapport intermédiaire avait souligné des progrès mais aussi des lacunes. Lesquelles?

C’est l’obstruction. Quand nous avons parlé à des journalistes luxembourgeois, il apparaît qu’ils ont beaucoup de mal à accéder aux informations. Il y a aussi l’autorégulation de certaines professions comme les avocats. Or on sait bien que les avocats, avec les comptables et les consultants, sont parties prenantes et même parfois complices de schémas de blanchiment de capitaux et d’évasion fiscale. Cette autorégulation est une fiction.

Cela fait-il pour autant du Luxembourg un paradis fiscal?

Ce sont des exemples parmi d’autres. Je suis socialiste et je fais partie du groupe socialiste au Parlement européen qui a proposé qu’on ajoute quatre États membres à la liste des paradis fiscaux de l’UE. Le Luxembourg en fait partie. Il a manqué un seul vote pour que la proposition soit acceptée. Cela montre à quel point il y a une prise de conscience au niveau du Parlement européen. Comme je l’ai déjà dit, l’enquête sur les Panama Papers, et avant cela sur les LuxLeaks, nous a montré que le problème ne se situe pas seulement dans des îles paradisiaques lointaines mais aussi chez nous, que notre système est en cause.

Lors des auditions de la commission PANA à Luxembourg, vous avez personnellement émis des doutes sur la transparence du Freeport. Pourquoi?

Les Freeport apparaissent dans le rapport et, à mon initiative, dans la directive sur la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Ça concerne toutes les activités du Freeport, y compris le stockage.

Le Freeport Luxembourg est parfois qualifié de coffre-fort fiscal. Êtes-vous d’accord?

Je pense que c’est bien plus que cela. C’est un coffre-fort de la criminalité et de l’évasion fiscale. Le modèle du Freeport Luxembourg est le même que celui de Genève et de Singapour qui ont été créés par la même personne (NDLR : Yves Bouvier). Il permet de déposer en toute opacité des valeurs, des tableaux, des antiquités, des barres d’or, des papiers… Avec la proposition dont je suis l’auteure, nous espérons un plus grand contrôle. Il doit être opéré par les autorités responsables de la lutte contre le blanchiment.

Le conseil d’administration du Freeport Luxembourg est présidé par Robert Goebbels, un ancien député européen aux côtés duquel vous avez siégé dans le groupe socialiste…

Tant pis pour lui. Ce n’est pas parce qu’il est socialiste comme moi que je vais être moins exigeante. Bien au contraire, je le suis bien plus avec les gens de mon parti. J’ai plus d’exigences envers ceux de ma famille politique qu’envers les autres.

La supervision bancaire ne fonctionne pas

Au Luxembourg, la commission PANA a salué l’adoption de lois pour lutter contre le blanchiment et la fraude fiscale mais regrette le peu de moyens mis en œuvre pour les appliquer. C’est une remarque reprise dans le rapport pour d’autres pays…

C’est pourquoi la question de la création d’une unité européenne d’investigation financière est capitale. On parle d’une criminalité transnationale qui utilise des moyens technologiques sophistiqués et dépense énormément pour avoir un coup d’avance sur les États. On a absolument besoin de cette unité, mais les gouvernements résistent car ils ne veulent pas vraiment combattre le blanchiment de capitaux et l’évasion fiscale. Vous pouvez avoir les meilleures lois du monde mais si vous n’avez pas un système de vérification, cela ne sert à rien. Aujourd’hui, les banques dépensent beaucoup dans un système de contrôle très lourd mais peu efficace. Tout ça est formel. La supervision bancaire ne fonctionne pas.

Existe-t-il un exemple flagrant de ce que vous affirmez?

Dans mon pays, le Portugal, alors que nous étions sous surveillance très étroite de la troïka (NDLR : FMI, Banque centrale européenne et Commission), le gouvernement de droite a fait passer une amnistie fiscale qui était un vrai schéma légal de blanchiment de capitaux. Ça s’est passé en 2012 sous les yeux de la troïka. Entre 2011 et 2015, le gouvernement n’a pas déclaré les statistiques des transferts offshore comme l’exige la loi. Au moins 10 milliards, et peut-être même 22, ont été transférés dans des paradis fiscaux, sans aucun contrôle. La plupart de ces transferts ont été effectués par la banque Espirito Santo. C’est un quart de l’emprunt que le Portugal avait contracté. Le pays était censé être sous étroite surveillance européenne. C’est une honte. Cela ne se serait passé s’il y avait eu une vraie surveillance des autorités européennes.

Avec les tax rulings, le Luxembourg et d’autres ont créé une jungle fiscale

Au Grand-Duché, le gouvernement a annoncé vendredi qu’il fait appel de la décision de la Commission exigeant d’Amazon le remboursement de 250 millions d’euros au fisc luxembourgeois pour un accord fiscal qualifié d’illégal. Qu’en pensez-vous?

J’espère que les Luxembourgeois – je sais qu’il y en a beaucoup qui sont d’origine portugaise – se rebellent. Il est incroyable que les citoyens et les PME payent des impôts au taux normal alors que de grandes compagnies comme Apple ou Amazon ont des accords pour ne pas en payer et transférer leurs bénéfices dans des paradis fiscaux. C’est un préjudice pour les budgets nationaux et européens. C’est une question essentielle de justice fiscale et pour le marché intérieur. Ces aides d’État entravent la concurrence. Au Portugal, nous voyons des entreprises créer des holdings aux Pays-Bas et au Luxembourg pour éviter de pays leurs impôts et pour ne pas déclarer les profits qu’elles font dans des pays comme l’Angola ou le Mozambique. Cette compétition fiscale entre Européens nous entraîne vers le fond. Les citoyens ne doivent plus se laisser duper par leur gouvernement qui prétend que ça crée du business et des jobs. Cela va contre les intérêts des entreprises et des travailleurs européens. Il est inconcevable qu’un gouvernement européen, luxembourgeois ou autre, ait le toupet de résister aux justes initiatives de la Commission.

Interrogé sur Amazon, le président de la Commission et ancien Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, a déclaré que le Grand-Duché ne faisait qu’user de son droit.

Non, ce n’est pas son droit! Cela engage une course au dumping fiscal. C’est malhonnête vis-à-vis des autres États membres, c’est malhonnête vis-à-vis des citoyens qui payent leurs impôts. Ce système de tax rulings que le Luxembourg, l’Irlande et d’autres ont créé en toute opacité, c’est la jungle fiscale. Ce n’est plus acceptable, car c’est une menace pour la démocratie.

Votre constat paraît assez négatif. Pourtant, le rapport PANA a été adopté par une large majorité au Parlement européen. N’est-ce pas le signe d’une volonté d’agir?

Les choses bougent au niveau du Parlement européen et le contrôle parlementaire est essentiel. À partir de janvier, une nouvelle commission d’enquête sur les Paradise Papers sera constituée. Elle profitera de l’expérience acquise par les commissions PANA et TAXE, qui avait été créée après les LuxLeaks. Il y a un groupe de personnes sérieuses et engagées, de tous bords politiques. Elles n’ont pas peur d’affronter ces intérêts, de dire la vérité, d’exposer les complicités. En dépit de leurs différences politiques et idéologiques, ces personnes sont prêtes à avancer ensemble. Ce groupe ne va pas disparaître, il va continuer à travailler.

Entretien réalisé par Fabien Grasser

PANA: 18 mois d’enquête, un rapport et des recommandations

La commission PANA du Parlement européen a été créée le 8 juin 2016 pour «examiner les allégations d’infraction et de mauvaise administration dans l’application du droit de l’Union en matière de blanchiment de capitaux, d’évasion fiscale et de fraude fiscale». Elle a été constituée après la révélation des Panama Papers par le Consortium international pour le journalisme d’investigation (ICIJ).

Elle était constituée de 65 eurodéputés (et 65 suppléants) de toutes nationalités, issus de toutes les sensibilités politiques représentées au Parlement européen. Deux députés luxembourgeois en étaient membres : Franck Engel (CSV) et Mady Delvaux (LSAP) en tant que suppléante. Les membres de la commission PANA ont effectué des auditions de responsables politiques et de dirigeants de la place financière luxembourgeois début mars.

Intermédiaires dans le collimateur

Réunis en séance plénière à Strasbourg le 13 décembre, les députés européens ont adopté le rapport PANA et ses recommandations à une large majorité (492 voix pour, 50 contre et 136 abstentions). Le rapport enjoint l’UE à combattre plus énergiquement l’évasion et la fraude fiscales, soulignant que cette lutte ne doit pas seulement s’appliquer à des paradis fiscaux éloignés mais aussi à son propre territoire. Le document de 122 pages demande que les questions de fiscalité au sein de l’UE soient approuvées à la majorité des 28 États membres et non plus à l’unanimité comme c’est le cas actuellement. Il affirme l’importance de mieux protéger et de rémunérer les lanceurs d’alerte. Il appelle encore à de nouvelles règles pour réguler les intermédiaires, tels qu’avocats et comptables, qui facilitent la planification fiscale agressive, ainsi que des mesures pour les «dissuader de se livrer à la fraude et à l’évasion fiscales». Plus généralement, les députés recommandent la mise en œuvre d’une plus grande «volonté politique, d’une meilleure régulation et d’une application plus sévère des règlements et des contrôles» fiscaux dans l’UE.

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