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Une survivante raconte Srebrenica : « Je ne pardonnerai jamais » [témoignage]


«Milosevic n'a jamais été condamné. Je ne veux pas que quelqu'un meure, mais que justice soit rendue pour ces crimes. Ce n'est pas encore arrivé», déplore Kada Hotic, 70ans, membre de l'association des Mères de Srebrenica, qui milite pour faire reconnaître le génocide et aider les survivants. (photo Sylvain Amiotte)

Du 11 au 15 juillet 1995, quelque 8 300 hommes et garçons musulmans sont tués à Srebrenica par les forces serbes, le pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Kada Hotic y a perdu son mari, son fils et ses deux frères. Au sein de l’association des Mères de Srebrenica, elle témoigne, inlassablement, depuis 20 ans.

Elle vient de fêter ses 70 ans. Kada Hotic n’oubliera jamais ce qui s’est passé le 11juillet 1995, lorsque Ratko Mladic et ses troupes ont pris l’enclave musulmane, alors sous protection de l’ONU. Son combat pour la vérité, la mémoire et la justice est devenu celui de sa vie.

« J’ai raconté cette histoire des milliers de fois et je continuerai à le faire tant que je serai en vie. Nous voulons la justice pour les crimes commis.» Kada Hotic a perdu 56 membres de sa famille dans le massacre de Srebrenica, où elle s’était installée en 1963. Dans un café de Sarajevo, imperturbable, entre deux cigarettes, elle déroule le fil des événements durant une heure et demie, sans laisser transparaître aucune émotion, en accordant une grande importance aux détails, aux images, aux lieux.

«Avant 1992, nous avions une belle vie à Srebrenica. Nous ne faisions aucune différence entre les ethnies. Nous avons été surpris par la guerre. Surpris que nos voisins serbes commencent à écouter les paroles de Milosevic qui disait que tous les musulmans devaient être tués pour créer la Grande Serbie.»

«On espérait qu’on allait être sauvés»

Kada raconte comment Srebrenica s’est d’abord transformée en «camp de concentration» en 1992 et 1993, cernée par les barricades serbes, souffrant des bombardements et de la privation de nourriture. «Être affamé est pire que d’être tué.» Une période durant laquelle Kada se faufile de nuit pour glaner quelques victuailles dans les champs alentour, n’enfilant «jamais» son pyjama pour dormir, jusqu’à ce que les Nations unies décident de protéger la ville et d’en faire une zone démilitarisée, en avril 1993. «Quand le général Philippe Morillon est venu nous dire ça, on a applaudi, on espérait vraiment qu’on allait être sauvés, que la guerre allait se terminer.» Mais les Serbes n’ont pas rouvert les routes, explique-t-elle, alors l’ONU s’est mis à livrer des colis de nourriture par parachutes, puis par camions. Des haricots blancs et de la farine, mais aucun légume.

«Il a été emmené et n’est jamais revenu»

Malgré la protection supposée des Casques bleus néerlandais, l’horreur survient le 11 juillet 1995, lorsque le général Ratko Mladic et ses hommes prennent le contrôle de Srebrenica, «sans aucune résistance» , puis entrent dans la base voisine de la Forpronu, à Potocari, où s’est réfugiée la population musulmane.

«J’y suis restée deux jours et deux nuits. Je n’aurais pas assez de papier pour raconter ce qui s’est passé. Durant la nuit, les Serbes ont rassemblé tous les hommes, dont un de mes frères. Il a été emmené dans cette maison blanche et n’est jamais revenu. Tous ceux qui y sont entrés ne sont pas ressortis vivants. Un soldat racontera plus tard qu’il a vu des choses horribles à l’intérieur. Soudainement, il y a eu des crimes autour de la base, du sang…»

(photo Sy.A.)

« Personne n’a rien dit. C’était évident que nous ne pouvions rien faire. Nous pensions que nous allions tous mourir. » (photo Sy.A.)

«Il a coupé la tête du bébé juste devant nous»

Kada poursuit son récit jusqu’au 13 juillet, lorsque les musulmans sont poussés à monter dans des bus pour être évacués en lieu sûr (ce ne sera pas le cas de tous les bus). Des heures interminables pour elle : «Il y avait des soldats serbes et des Nations unies. Une femme parmi la foule a accouché. Un soldat serbe s’est approché, a empoigné le bébé et l’a étranglé à mains nues, en disant qu’il allait devenir un balija (NDLR : insulte visant les musulmans de Bosnie) . Tout le monde est resté complètement silencieux. On avait tous abandonné. Je ne ressentais rien, ni peur ni espoir. Je marchais un pas devant l’autre vers la rampe du bus, en tenant l’épaule de mon mari.»

Kada continue : «Soudainement, il y a eu un cri d’enfant dans le silence. Un soldat est venu demander à sa mère de le faire taire. Avec la baïonnette de son fusil, il a coupé la tête du bébé juste devant nous. Sa mère n’a pas crié. Personne n’a rien dit. C’était évident que nous ne pouvions rien faire. Nous pensions que nous allions tous mourir. Nous marchions vers cette mort, sans force pour nous battre. La Forpronu était là et n’a rien fait. Ils nous ont juste rassemblés pour finalement aider les tueurs eux-mêmes.»

Des os de son fils identifiés en 2011

Kada raconte qu’au moment d’entrer dans le bus, un soldat a posé son couteau contre la gorge de son mari et l’a emmené plus loin. Elle ne le reverra pas.

Sur la route qui la mène au camp de réfugiés de Tuzla, Kada aperçoit un groupe d’hommes capturés par les Serbes. Elle craint d’y voir l’un de ses frères et son fils unique, Samir, 29 ans. Sentant la menace, tous deux avaient fui par la forêt avec des milliers d’autres hommes en âge de se battre, peu avant l’arrivée des troupes de Mladic à Srebrenica. Beaucoup ont été rattrapés et tués. «Je n’ai pas eu le temps de lui dire au revoir. À la gare de Srebrenica, je l’avais appelé et lui avais crié bonne chance, il s’était retourné et m’avait fait un signe de la main.»

«Je ne pardonnerai jamais»

Ce n’est qu’en 2011 qu’elle «retrouvera» deux os de jambes identifiés par ADN comme ceux de son fils. Son nom, comme celui de son père, est désormais inscrit au mémorial et cimetière du génocide, créé en 2003 à Potocari. Quelque 6 600 victimes y sont enterrées. Ce samedi, 136 autres les rejoindront. Car la bataille acharnée pour retrouver les restes des victimes, dispersés dans plusieurs charniers par les Serbes pour masquer l’ampleur du massacre, n’est pas terminée.

« Officiellement, il y a eu 8 300 victimes, mais d’après nos recensements auprès de 12 000 survivants, nous en comptons 10 701» , souligne Kada Hotic, qui s’est aussitôt investie dans l’association des Mères de Srebrenica. «Nous voulions connaître la vérité, savoir ce qui était arrivé aux hommes.»

«Personne ne peut me tuer»

Une vérité qui passe aussi par un besoin de justice, comme en 2011, lorsque Kada a assisté, derrière une vitre, à une audience du jugement – toujours en cours – du général Mladic devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), à La Haye. «Je ne pardonnerai jamais. Je n’ai pas le droit de pardonner à la place de mon fils pour sa vie.»

Une vérité qui passe aussi par la reconnaissance du «génocide», obtenue auprès de la justice internationale et du Parlement européen. La veuve septuagénaire déplore que les Serbes de Bosnie s’y refusent toujours, empêchant ainsi toute réconciliation dans ce pays toujours divisé entre ses communautés, où «personne ne se fait confiance» .

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« J’espère que les consciences changeront et que la Bosnie sera un meilleur lieu pour vivre pour les trois petits-enfants que m’a donnés ma fille. » (photo Sy.A.)

Kada Hotic n’en veut pas au peuple serbe de Bosnie, mais à ses hommes politiques qui «lui mentent et l’empoisonnent» . «Cette maladie est pire que le cancer» , tranche celle qui a guéri d’un cancer du sein « sans aller à l’hôpital » et dont le père a été tué par les nazis en 1945, à l’âge de 25 ans. «Personne ne peut me tuer, ni les soucis, ni l’âge, ni la cigarette. Les Serbes n’ont rien gagné avec cette guerre, mais ils ont perdu leur dignité et nous avons tous perdu économiquement. Les Bosniens sont des gens gentils, quelle que soit l’ethnie. J’espère que les consciences changeront et que la Bosnie sera un meilleur lieu pour vivre pour les trois petits-enfants que m’a donnés ma fille. La guerre est la plus stupide des choses dans le monde.»

De notre journaliste, Sylvain Amiotte

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Karadzic et Mladic devant le TPIY

À70 et 73 ans, les leaders politique et militaire des Serbes de Bosnie, Radovan Karadzic et Ratko Mladic, accusés d’être les éminences grises du massacre, sont aujourd’hui jugés pour génocide par la justice internationale. Les deux hommes ont été arrêtés – Karadzic en 2008 et Mladic en 2011 – après des années de cavale et transférés à La Haye au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY).

«Ne craignez rien, vous serez évacués en toute sécurité» , disait Ratko Mladic aux musulmans de Srebrenica, hommes, femmes et enfants, avant que les hommes ne soient, par la suite, séparés des femmes et emmenés pour ne plus jamais être vus vivants. En mai 1992, promu général, il commande l’armée des Serbes de Bosnie (orthodoxes), qui refusent de vivre «comme une minorité» dans une Bosnie nouvellement indépendante.

Souhaitant leur rattachement à la Serbie, ils s’engagent dans une guerre qui durera trois ans face aux Bosniaques (musulmans), majoritaires en Bosnie. Commandant impitoyable, « narcissique et arrogant» selon ses détracteurs, Ratko Mladic est considéré comme un héros par les Serbes et comme un monstre par les Bosniaques et les Croates de Bosnie. Mis à l’écart en 1997, Mladic a d’abord vécu en toute impunité en Bosnie, avant de s’installer à Belgrade et d’entrer ensuite dans la clandestinité au début des années 2000.

Karadzic, lui, est considéré par la justice comme l’un des principaux artisans du «nettoyage ethnique» en ex-Yougoslavie. Psychiatre à Sarajevo dans les années 60, il a ensuite pris pour mentor Slobodan Milosevic, l’homme fort de la Yougoslavie, mort en mars 2006 dans la prison du TPIY avant la fin de son procès. En 1995, les accords de paix de Dayton ont donné à Karadzic «sa» Republika Srpska (l’autre moitié de la Bosnie devenant la Fédération croato-musulmane), avant que le leader n’entre dans la clandestinité en 1996.

Décrit par un artisan de ces accords comme «un des pires et plus maléfiques hommes dans le monde» , Karadzic qualifiera, au début de son procès en 2010, les atrocités de Srebrenica de «mythe, rumeurs, mensonges et propagande», mais sa défense affirmera qu’il ignorait tout du massacre. Un verdict du TPIY est attendu d’ici la fin 2015.

 

Srebrenica hante toujours les Pays-Bas

Articles, émissions, polémiques, poursuites judiciaires : vingt ans après, le massacre continue à hanter les Pays-Bas, qui ne cessent de s’interroger : les Casques bleus néerlandais, chargés de protéger l’enclave, auraient-ils pu en faire plus pour empêcher la mort de 8 300 musulmans? Une enquête avait entraîné la démission du gouvernement en 2002.

Retranchés dans la base militaire de Potocari, faiblement armés et peu nombreux, les Casques bleus n’ont pu empêcher la chute de Srebrenica. Ils y ont accueilli quelques milliers de réfugiés avant d’en fermer les portes aux autres à cause de la «situation humanitaire». Ils ont ensuite laissé les Serbes de Bosnie évacuer ceux qui s’étaient réfugiés sur la base. «Nous avons fait ce que nous avons pu, mais nous avons été abandonnés, et beaucoup de gens ont du mal à le comprendre», assure un ex-membre du Dutchbat, selon qui nombre de ses anciens collègues souffrent du syndrome de stress post-traumatique.

De nombreux rapports estiment que les Néerlandais ont accepté la mission pour des raisons morales, sans en «examiner sa faisabilité», alors qu’il n’y avait «plus de paix» à garder et qu’aucun autre pays ne désirait fournir des troupes à l’ONU, qui a depuis revu ses missions de maintien de la paix. Les Pays-Bas s’assurent désormais de ne compter que sur eux-mêmes avant d’envoyer des troupes à l’étranger.

Les survivants de Srebrenica continuent d’exiger des excuses de La Haye. Dans une procédure, les Pays-Bas a néanmoins été reconnue responsable de la mort de 300 personnes évacuées de la base des Casques bleus.

 

Un « génocide » toujours nié

Les leaders politiques serbes refusent toujours de reconnaître le massacre de Srebrenica, pourtant qualifié comme tel par la justice internationale, comme un «génocide». «Tout est un mensonge récurrent. Ils nous disent de ne pas nier. Comment ne pas nier un mensonge?», a encore déclaré samedi dernier Milorad Dodik, président de la Republika Srpska (l’entité serbe de Bosnie).

Même négation du côté de la Serbie : si son président Tomislav Nikolic a présenté en 2013 ses «excuses à genoux» pour le crime de Srebrenica, il s’est félicité du veto opposé par la Russie, mercredi, à la résolution britannique soumise au Conseil de sécurité de l’ONU, qui condamnait fermement le «génocide» de Srebrenica. «C’est un grand jour pour la Serbie, car la Russie a empêché qu’elle soit stigmatisée de même que tout son peuple dans une tentative de les qualifier de génocidaires.»

Selon la Russie, le texte était «agressif, motivé politiquement et pas constructif», mettant injustement l’accent sur les méfaits commis par les Serbes de Bosnie. Certes, le Premier ministre serbe a annoncé sa présence ce samedi aux cérémonies à Srebrenica. «Nous devons vivre en paix. Si vous voulez de moi et de ma main tendue, je suis prêt à venir à Srebrenica, a-t-il déclaré. Il est temps de montrer que nous sommes prêts à la réconciliation et à nous incliner devant les victimes des autres.» Mais pas question de génocide.

Selon un sondage récent en Serbie, 54 % des gens condamnent le crime de Srebrenica, mais 70 % nient la réalité d’un génocide. Celui-ci a été reconnu par le Parlement européen en 2009, mercredi par la Chambre des représentants des États-Unis (Bill Clinton sera sur place samedi), et jeudi par la Chambre des députés du Luxembourg. À Sarajevo, vendredi, Angela Merkel a utilisé le terme pour exhorter la Bosnie, toujours empêtrée dans ses divisions et au bord de la faillite économique, à constuire un avenir de paix.

Crime le plus grave dans le droit international, mais aussi le plus difficile à prouver, le génocide constitue une série de crimes commis «avec l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux», selon la définition de la Convention des Nations unies en 1948.

 

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