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Luxembourg : silence sur le mystérieux suicide d’un réfugié russe


«Il a été très découragé quand il a appris que ma demande d'asile avait été déboutée», raconte un ami.

Le suicide d’un demandeur de protection internationale au Luxembourg, le 25 mars dernier, est passé largement inaperçu. Le cas de Sergueï Vladimirov, qui faisait partie du mouvement d’opposition libéral en Russie, illustre le manque de transparence du gouvernement en matière de réfugiés. Il prouve aussi que l’homophobie est une réalité dans nos foyers.

Cela va faire treize jours que les proches de Sergueï sont dans l’attente. Treize jours que sa mère, restée en Russie, n’a pas obtenu la moindre précision sur les circonstances exactes de la mort de son fils. Treize jours également que les amis de Sergueï, dont la plupart sont demandeurs d’asile comme lui, ont tenté l’impossible pour obtenir des informations.

Comme ils n’ont aucun lien de parenté avec Sergueï, ils n’ont pas accès au dossier. Ni la police, ni le parquet, ni l’OLAI, ni aucun ministère n’a souhaité communiquer. Il aurait déjà fallu un avocat pour en savoir plus. Celui de Sergueï considérant l’affaire close n’a pas contacté la mère.

490_0008_14505234_SergeiQue se passe-t-il lorsque meurt un demandeur d’asile? Selon toute vraisemblance, il cesse d’être considéré comme tel. La police contacte l’ambassade ou le consulat de son pays d’origine, en l’occurrence la Russie, qui entre en relation avec la famille. «On veillera à ne pas mentionner son statut de demandeur d’asile pour protéger les proches», nous assure-t-on à la direction de l’Immigration. «Cela arrange tout le monde aussi», estime Max, l’ami de 15 ans de Sergueï, qui soupçonne les autorités de vouloir baisser le rideau sur cette affaire, en transformant son ami en simple touriste.

C’est lui qui, le 25 mars dernier, devait rencontrer Sergueï pour déjeuner à l’Auberge du Pont, à Wiltz, où vivait ce dernier avec d’autres réfugiés, quand on lui a appris la triste nouvelle  : Sergueï s’est suicidé –  on vient de retrouver son corps sous un pont à Luxembourg.

 

À l'époque où Sergueï était président de la Jeunesse démocratique.

À l’époque où Sergueï était président de la Jeunesse démocratique.

Interrogé au sujet de cette disparition brutale, un responsable des lieux explique  : «Sergueï a quitté l’Auberge jeudi soir, en déclarant vouloir se promener en ville. Puis, le lendemain matin, on a reçu un appel du ministère des Affaires étrangères. Alors, j’ai rassemblé ses affaires dans un carton.» Toujours selon ce même responsable, le comportement du Russe «d’habitude impeccable» aurait changé au cours des trois semaines précédant sa mort, lorsqu’il aurait commencé à boire «jusqu’à trois bouteilles de vodka par jour» . Une version contredite par Max et le voisin de chambre de Sergueï  : «Sergueï ne buvait pas, il dormait tout le temps» , explique cet Africain. Et de conclure  : «Ce n’est pas normal.»

Sergueï souffrait d’hypersomnie, un des symptômes de la dépression, et avait d’ailleurs consulté un médecin généraliste russophone, qui lui avait prescrit des antidépresseurs. «Il a été très découragé en apprenant que ma demande d’asile avait été déboutée» , se souvient Max, ancien journaliste d’une chaîne fédérale russe. Mais il sait aussi que le soir où Sergueï a pris le train pour la capitale, il a parlé encore d’avenir à un passager, lui confiant notamment avoir «trouvé l’amour avec un homme».

Car Sergueï, comme beaucoup de réfugiés russes au Luxembourg, était homosexuel et avait fui sa patrie en partie à cause du climat homophobe qui y règne. Sur son profil Facebook, les commentaires endeuillés de ses amis ont laissé la place aux spéculations, certains internautes allant jusqu’à évoquer la thèse de l’assassinat. Pour beaucoup, l’idée que Sergueï ait pu se donner la mort est tout simplement inconcevable.

Conseiller pour le parti «Russie libérale»

Des indices laissent supposer que Sergueï a souffert de l’angoisse constante de voir sa demande d’asile refusée (après tout partagée par tous les demandeurs d’asile), mais également de l’isolement de Wiltz. Surtout, il aura eu à endurer les insultes homophobes et dégradantes de son voisin de palier et de sa «mafia» (ce sont ses mots), qui l’ont traité entre autres de «pédé sans vie» . Il avait menacé d’appeler la police, mais y avait renoncé.

Sergueï avait donc décidé de passer le plus clair de son temps à l’extérieur de l’auberge où il vivait. Les nombreuses photos sur son compte Facebook en fournissent la preuve. Depuis son arrivée à Luxembourg en 2014, il n’a eu ainsi de cesse de parcourir le pays. Féru de châteaux et d’églises anciennes, attiré par le noble et le sacré, il laisse derrière lui une collection de clichés qui trahissent un profond attachement à sa terre d’accueil.

Né en 1977, Sergueï a grandi à Severodvinsk, ville de l’oblast d’Arkhangelsk au nord de la Russie, connue pour avoir été le lieu de construction de la plupart des sous-marins nucléaires soviétiques. Il se lance d’ailleurs dans des études d’ingénieur, qu’il accomplit au milieu du chaos de la transition. Il devient président de la Jeunesse démocratique de Severodvinsk, puis un proche de Iegor Gaïdar, ministre des Finances sous Boris Eltsine, dont il fait la connaissance tout comme il fait celle de Vladimir Poutine, en tant que politologue et fondateur d’un laboratoire d’idées consacré à l’OTAN.

Iegor Gaïdar sera un des premiers critiques des dérives poutiniennes, mais le 24  novembre 2006, il est victime d’un malaise lors d’un voyage à Dublin. Ses médecins évoqueront une tentative d’empoisonnement. Le même jour, une enquête est ouverte à Londres après la mort, là encore par empoisonnement, le 23  novembre, de l’ancien espion russe Alexandre Litvinenko…

Avec l'ancien ministre Iegor Gaïdar (photo non datée).

Avec l’ancien ministre Iegor Gaïdar (photo non datée).

À ce moment-là, Sergueï a déjà tourné le dos à la politique. En 2003 avait été assassiné Sergueï Iouchenkov, député libéral qui enquêtait sur les explosions criminelles dans des immeubles de Moscou, qui avaient fait 300  morts en 1999. Sergueï, qui avait été un de ses proches, devient conseiller du controversé oligarque Boris Berezovsky qui reprend la tête du parti «Russie libérale» qu’il avait cofondé –  un rapprochement que certains ne lui pardonneront pas.

«Babylone n’a pas guéri»

Il rendra encore visite à Berezovsky dans son exil londonien, où celui-ci vivait retiré, poursuivi pour fraude et évasion fiscale par le pouvoir russe, mais Sergueï est désormais convaincu de l’impossibilité de continuer à faire de la politique en Russie. «On ne peut plus que l’étudier», déclare-t-il alors à un journal de sa ville natale, «le parti au pouvoir étouffe toute opposition dans son germe» . Il se dit lui-même «prêt à reconnaître sa défaite» et considère qu’il n’y a actuellement «pas de demande» en Russie pour des gens comme lui.

Dans cette même interview, Sergueï révèle avoir récemment découvert la foi. Après un séjour à l’Institut Thomas-d’Aquin, à Kiev, en Ukraine, il se convertit au catholicisme. Il déclarera à ce propos  : «Parfois le Seigneur œuvre en silence à l’intérieur de nous, parfois cela vous tombe dessus, ce qui a été mon cas.»

Suivent plusieurs séjours  : dans un couvent à Kaliningrad, chez les jésuites à Novossibirsk… Au bout du compte, il réalise qu’il n’est pas «prêt» pour une vie au sein de l’Église, mais se sert pour décrire son passé politique d’une citation tirée du Livre de Jérémie , dans l’ Ancien Testament : «Nous aurions voulu guérir Babylone, mais elle n’a pas guéri.»

Arrivé à Luxembourg, il accorde une dernière interview  : «Je marche beaucoup dans la ville, la nature est à couper le souffle, avec beaucoup d’endroits très beaux.» Il compare son départ de Russie à «un saut hors d’une maison en feu, avant que le toit ne s’effondre».

Martin Molitor n’avait pas entendu parler de la mort de Sergueï, le jour du Vendredi saint. Curé-doyen régional, il se dit «affecté» par la disparition de cet homme «très tranquille» , qui venait «régulièrement» écouter la messe, puis «prendre le café» à la maison de retraite d’à côté, mais qu’on ne voyait plus «ces dernières semaines» .

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On ne sait pas comment ni de quel pont Sergueï a choisi de sauter (une rumeur veut que son corps ait été fauché par un train sous ce pont), mais le pire, de toute façon, semble ailleurs  : dans l’idée qu’après n’avoir pas eu de vie en Russie, Sergueï n’aura pas eu de mort ou du moins n’aura pas pu être pleuré. Son corps a tout simplement disparu et ses affaires avec lui (du moins aux yeux de ses proches). On raconte d’ailleurs que quelques heures après avoir appris sa mort, des réfugiés auraient offert de l’argent à l’aubergiste de Wiltz pour qu’il leur vende l’ordinateur de Sergueï.

Frédéric Braun

« Une réflexion s’impose »

Les associations le constatent  : grâce en partie à la médiatisation du mariage homosexuel de son Premier ministre, le Luxembourg est devenu une destination aux yeux de beaucoup de réfugiés LGBT, pas seulement russes, mais également du Moyen-Orient.

Sergueï n’a pas été un client de Rosa Lëtzebuerg, pas plus que l’association pour la défense des droits LGBT n’a eu vent de sa mort. Sergueï n’était pas doué pour les langues. Il ne lisait donc pas les brochures en langues française et anglaise du Centre d’information Cigale, qui veut s’engager davantage à l’avenir au service des réfugiés LGBT au Luxembourg, en concertation avec l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI).

Pour la présidente de cette dernière, Laura Zuccoli, « une réflexion sur l’accueil des réfugiés LGBT s’impose ». Ainsi, en Allemagne, la Ville de Berlin vient de mettre des locaux séparés à la disposition des réfugiés LGBT.

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