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Affaire LuxLeaks : révélations sur les petits secrets de Marius Kohl


Le nom de Marius Kohl, le préposé qui signait les rulings pour des multinationales, apparaît dans dix sociétés. Des agents du fisc ont été condamnés par la justice pour ces pratiques peu orthodoxes. (image : photononstop)

Marius Kohl était le préposé de l’administration des Contributions directes (ACD) qui a approuvé les centaines de rulings accordés à des multinationales révélés par le scandale LuxLeaks. L’agent stakhanoviste trouvait aussi le temps de s’impliquer dans la gestion de dix sociétés privées. Et témoigner devant un tribunal ne lui a pas toujours donné des boutons.

« Corruption » : le mot est lâché dès les premières minutes du procès qui s’ouvre devant la 18e  chambre du tribunal correctionnel de Luxembourg, ce 24 novembre 2009. Deux prévenus sont sur le banc des accusés  : Paul, fonctionnaire du fisc luxembourgeois, et José, homme d’affaires français. Il se murmure que c’est le «procès du siècle», celui qui fait trembler l’administration des Contributions directes (ACD) toute entière. Il se raconte que le fonctionnaire a tout déballé à sa hiérarchie.

Trois ans plus tôt, en 2006, Paul avait en effet écrit une lettre à son directeur qui l’y avait encouragé. C’était du fond d’une cellule. Paul balance alors les noms de sept de ses camarades de travail, tous corrompus, selon lui. De quoi faire vaciller tout un système, menacent les avocats au cours du procès. Ce sont au moins dix fonctionnaires du fisc qui devraient être dans le box des accusés, s’insurgent-ils après avoir donné lecture publique de la lettre. Le parquet concède qu’une seconde enquête est ouverte.

«Visa pour un procès partiel», constate pourtant quelques jours plus tard l’hebdomadaire d’Lëtzebuerger Land , tandis que Le Quotidien titre avec ironie «Le grand remballage». Le procès de l’ACD n’aura pas lieu. Le parquet met le holà. La stratégie de la défense vole en éclats. Le tribunal s’en tient strictement aux faits incriminant les deux prévenus. Le fonctionnaire est poursuivi pour corruption passive, faux et usage de faux, infractions à la législation sur les sociétés commerciales. C’est du lourd et il prendra cher.

Coups tordus et affaires louches

En cause, les «ménages privés» que font des fonctionnaires de l’ACD pour arrondir leurs fins de mois. Ils prestent des services pour des sociétés, parfois pendant leurs heures de travail au service de l’État. Ils se jouent du conflit d’intérêts et de l’interdiction d’exercer une activité à caractère commercial dictée par le statut général des agents publics.

Comptabilité, optimisation fiscale, montage de sociétés offshore et rulings  : toutes choses qui valent « dédommagement », plaide la défense du fonctionnaire jugé en 2009. Paul avait offert une panoplie de conseils fiscaux et financiers à son coaccusé français. Le chiffre de 500 sociétés offshore est évoqué. Un versement de 10 000 euros au compte de Paul est mis au jour. C’est peu.

Les locaux de la direction de l'Administration des contributions directes, à Luxembourg. (photo Didier Sylvestre)

Les locaux de la direction de l’Administration des contributions directes, à Luxembourg. Attention au conflit d’intérêts! Faute d’avoir entendu cet avertissement, des agents du fisc sont passés devant la justice car ils délivraient des conseils fiscaux à des entreprises privées. (photo Didier Sylvestre)

« L’ACD était la plus grande fiduciaire du pays et tout le monde le savait », s’amuse un vieux routier du secteur qui a côtoyé des fiduciaires et avocats d’affaires n’ayant pas toujours pignon sur rue. Ce petit milieu bruisse de récits de coups tordus, de transactions mirobolantes, de potins sur des people mêlés à des affaires louches. Forcément louches.

Il y a sûrement un peu de vrai dans tout cela. Mais on fanfaronne beaucoup aussi. On flambe, on se jalouse. Et on veut de la discrétion, de l’anonymat même. D’autant quand il s’agit de parler des coulisses.

Il vend de l’offshore dans son garage

Coulisses qui prennent parfois des allures d’arrière-cours, loin des bureaux feutrés dans les «cathédrales» de verre et d’acier qu’occupent les gros cabinets et banques au Kirchberg ou à la Cloche d’or. Il avait « installé un bureau dans son garage où il recevait le samedi matin », raconte un ancien «client» du fonctionnaire jugé en 2009. « Il faisait pas mal dans l’offshore au Belize », résume-t-il. Quoi d’autre? « Des rulings. »

De rulings il avait été beaucoup question au cours du procès de Paul et José, la défense mettant en cause la régularité de ces pratiques régies par le fisc. Au point que le directeur de l’ACD à l’époque, Guy Heintz, était venu à la barre défendre la « légalité des décisions anticipées ».

Très exactement comme il le fera sept ans plus tard, le 29  avril 2016, quand il témoigne au procès LuxLeaks, remplaçant au pied levé Marius Kohl, illustre préposé du bureau Sociétés 6, porté pâle devant la justice, certificat médical à l’appui.

Les «petits» n’entrent pas

Mais en 2009, Marius Kohl ne s’était pas défilé. Appelé lui aussi à témoigner au procès de Paul et José, il s’était déplacé à la barre pour parler rulings. Pas de certificat médical cette fois-ci, comme il le fera sept ans plus tard. L’histoire ne dit pas s’il se trouvait lui aussi dans le collimateur de sa hiérarchie.

Le vieux routier de la finance cité plus haut affirme en savoir davantage sur le fameux préposé  : « La porte de Marius Kohl était fermée aux petites boîtes et avocats d’affaires. Certains lui en veulent encore parce qu’il ne les a jamais reçus. Lui ne traitait qu’avec le Big Four. »

20160912 Luxembourg - Direction de l'Administration des contributions directes - 45, boulevard Roosevelt - D' Steierreform konkret - Du 12 au 26 septembre 2016, le ministère des Finances, ensemble avec l’ACD, organise une série de sessions d’information, dédiées notamment à la réforme fiscale.Cette initiative, sans précédent récent, a aussi pour objectif de rapprocher l’administration des contribuables grâce à un dialogue direct. Pierre Gramegna et les experts de l’ACD se tiendront à disposition pour discuter avec les contribuables (résidents et non-résidents) des implications concrètes du projet de réforme et des changements prévus à partir de 2017, ainsi que d’autres sujets qui suscitent des questions particulières de la part des contribuables.Il ne s’agit pas de conférences au sens classique, mais de portes ouvertes au cours desquelles les personnes intéressées pourront discuter en tête à tête avec les représentants de l’Administration pour avoir des réponses concrètes à leurs questions spécifiques - (photographe= © Editpress/Didier Sylvestre)

« L’ACD était la plus grande fiduciaire du pays et tout le monde le savait », s’amuse un vieux routier du secteur qui a côtoyé des fiduciaires et avocats d’affaires n’ayant pas toujours pignon sur rue. (photo Didier Sylvestre)

Qui dit Big Four dit «big business» car les cabinets de conseil dont on parle ont pour clients les plus puissantes multinationales et la plupart des États. Il s’agit de Deloitte, E&Y, KPMG et bien évidemment PWC, le géant du secteur dont deux employés ont fait fuiter 538  rulings et 16  déclarations fiscales à l’origine du scandale LuxLeaks.

Les fiscalistes de ces sociétés négociaient en direct avec Marius Kohl l’imposition de leurs riches clients. En pratique, le préposé approuvait à la chaîne de complexes montages par lesquels des multinationales comme Amazon ou McDonald’s échappaient à l’impôt dans les pays où elles réalisaient leurs bénéfices. À la clé, des milliards d’euros d’économies fiscales.

Le préposé, promu inspecteur principal 1 er  rang le 13  septembre 1995, se serait consacré corps et âme à cette tâche jusqu’à son départ en pension, à l’automne 2012. À y regarder de plus près, l’image du fonctionnaire exemplaire s’ébrèche. Comme d’autres à l’ACD, Marius Kohl trouvait le temps de s’impliquer dans diverses sociétés.

Mandataire de deux SCI

Le Quotidien a trouvé trace de dix entreprises où apparaît son nom (lire ci-dessous). Il y intervenait parfois comme simple secrétaire des assemblées générales d’actionnaires, tandis qu’il était mandataire et associé dans d’autres. Il avait débuté ces activités bien avant son départ en pension. Des sièges d’entreprises sont hébergés à son domicile personnel. C’est le cas de deux sociétés civiles immobilières (SCI) dont il est associé  : Casella et Magritte. Ces entreprises ont pour point commun de graviter presque toutes autour du même homme d’affaires  : Fons Johanns, par ailleurs vice-président de la Fédération des exploitants de stations-service.

Retrouvez notre éditorial « Mensonge d’État«  et tous nos articles sur l’affaire LuxLeaks ici

 

Marius Kohl n’a jamais été inquiété pour ces activités, selon nos informations. En 2008, la justice administrative confirmait pourtant une procédure disciplinaire engagée à l’encontre d’un inspecteur qui prospérait dans l’immobilier. Tout en reconnaissant à un fonctionnaire du fisc le droit de fonder une SCI pour gérer son patrimoine personnel, le tribunal relevait que la société ne doit en aucun cas être établie «dans un esprit de lucre». Par leur nombre d’associés (au moins quatre), les SCI dont Marius Kohl est mandataire semblent dépasser la gestion de son seul patrimoine personnel.

Quoi qu’il en soit, dans l’opération «mains propres» déclenchée en 2006 par la direction de l’ACD, un deuxième fonctionnaire a été jugé pour avoir fourni des conseils fiscaux à 80 entreprises et perçu 120 000 euros de l’une d’elles.

Quant à Paul, il a été définitivement condamné en appel à un an de prison ferme, en 2011. Après sa détention, il s’est remis aux affaires et dirige maintenant une société de conseil financier et fiscal qu’il a baptisée «Opak». Cela va de soi.

Fabien Grasser

Marius Kohl, « secrétaire général » en série

Drôle de coïncidence lorsque le nom de Marius Kohl apparaît dans plusieurs documents disponibles dans les méandres du Registre de commerce et des sociétés (RCSL) du Luxembourg…

Dans ces documents, il occupe régulièrement la fonction de «secrétaire général» pour des assemblées générales de plusieurs sociétés ayant souvent pour gérant, propriétaire ou actionnaire Fons Johanns, vice-président de la Fédération des exploitants de stations-service. Le nom de Marius Kohl apparaît également dans plusieurs sociétés civiles immobilières (SCI), dont Casella, Magritte et Essex (radiée du RCSL depuis 2005). Pour ces deux dernières, Marius Kohl a d’ailleurs été actionnaire à hauteur de 25% et 20%.

Sans tirer de conclusions hâtives, la présence de Marius Kohl peut être sujette à interrogation concernant ses activités annexes à sa fonction de fonctionnaire, mais interroge également le silence de sa hiérarchie.

Ci-dessous, la liste des sociétés (encore en activité en 2016) où figure le nom de Marius Kohl en tant que «secrétaire général» lors des assemblées générales  :

  • Olio Finance SARL : immatriculée au RCSL en 1998 (toujours en activité en 2016).
  • Promo Petrole SA : immatriculée au RCSL en 1999 (toujours en activité en 2016).
  • Socoda SA : immatriculée au RCSL en 1990 (toujours en activité en 2016).
  • Tabacs-Presse SA : immatriculée au RCSL en 2002 (toujours en activité en 2016).
  • Johanns Immobilière SA : immatriculée au RCSL en 2001 (toujours en activité en 2016).
  • Wempro SA : immatriculée au RCSL en 2007 (toujours en activité en 2016).
  • Spido Oil SARL : immatriculée au RCSL en 1998 (toujours en activité en 2016).
  • SCI Magritte : immatriculée au RCSL en 2005.
  • SCI Casella : immatriculée au RCSL en 2005.
  • SCI Essex : immatriculée au RCSL en aout 2005 et radiée en décembre 2005.

Jeremy Zabatta

Pots-de-vin et le fisc : quand ça veut pas, ça veut pas

En 2004, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) rend un rapport sur l’application par le Luxembourg de la «convention sur la lutte contre la corruption des agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales ».

Lors de leur visite au Grand-Duché, les examinateurs rencontrent des fonctionnaires de l’administration des Contributions directes (ACD) afin de jauger la façon dont ils traquent les pots-de-vin versés aux politiques ou fonctionnaires étrangers dans l’attribution de marchés publics. «Il est rapidement apparu clair […] que les services de l’ACD qui sont en charge du contrôle des sociétés manquaient singulièrement de moyens, tant humains que techniques », note l’OCDE, indiquant que les entreprises de plus de 50  salariés risquent un contrôle tous… les 30  ans.

L’organisation rappelle aux fonctionnaires des impôts qu’ils doivent «avertir le parquet de tout crime de corruption active d’agents publics étrangers ». Mais les experts sont perplexes à l’issue de leur séjour  : l’ACD n’a «donné aucune indication claire que les agents du fisc respecteraient cette obligation ». Plus clair, «un chef de service a, au contraire, indiqué qu’un contrôle fiscal ayant mis à jour le versement de pots-de-vin sur des marchés étrangers ne serait pas suivi par un signalement au parquet ».

Réponse symptomatique d’une époque où des fonctionnaires de l’ACD franchissaient allègrement la ligne blanche avant le coup de balai de 2006? En tout cas, cette même année, un nouveau rapport constate que les recommandations n’ont pas été suivies. Rebelote en 2008, l’OCDE repasse le plat.

Six rapports en onze ans

Les experts de l’organisation reviennent en 2011. Ils notent des avancées, adressent des «félicitations » au Grand-Duché pour l’adoption de mesures contre la corruption. Hélas, pour l’ACD, ils déplorent la faible hausse du nombre de contrôles approfondis d’entreprises, passé d’une cinquantaine par an en 2004 à une soixantaine en 2010. De façon générale, l’OCDE juge que le «fisc devrait contribuer davantage à la détection et au signalement des faits de corruption transnationale ».

En 2013, l’OCDE insiste et encourage le fisc à «prendre les mesures appropriées pour renforcer les contrôles » des sociétés. Elle demande une nouvelle fois au Luxembourg «de renforcer la sensibilisation de son administration fiscale à la nécessité d’utiliser pleinement » les lois à sa disposition contre la corruption d’agents publics étrangers.

Dans six rapports rendus en onze ans, l’OCDE répète ses recommandations au gouvernement, notamment en termes de moyens à allouer à l’ACD. L’OCDE, cette grande incomprise.

F. G.

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