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[Cinéma] Jim Sheridan, légende de Dublin


Jim Sheridan est revenu sur ses expériences passées, réussies ou échouées, avec le doux cynisme qui le caractérise. (Photo : DR)

Invité par le British & Irish Film Season et l’Ireland Luxembourg Chamber of Commerce, le cinéaste Jim Sheridan était venu raconter sa brillante carrière, de l’Irlande à Hollywood, avec intelligence et humour.

La saison des évènements organisés par le British & Irish Film Season (BIFS) était inaugurée par la venue au Grand-Duché, le 3 mars, du cinéaste irlandais Jim Sheridan, en collaboration avec l’Ireland Luxembourg Chamber of Commerce (ILCC). Homme de théâtre et de cinéma, Sheridan, 71 ans, figure emblématique, avec Neil Jordan, d’un cinéma irlandais, dans les années 1990, à la forte identité visuelle et thématique, était venu raconter sa riche carrière dans le septième art, marquée notamment par sa rencontre, à la fin des années 1980, avec l’immense Daniel Day-Lewis, qui tiendra le haut de l’affiche dans trois de ses films (les très remarqués My Left Foot, qui fera exploser la renommée de l’acteur, et In the Name of the Father, et le plus incompris The Boxer).

Le réalisateur, qui n’a pas la langue dans sa poche, est revenu pendant près de trois heures, dans une conversation organisée à l’hôtel Parc Belair et modérée par Geoff Thompson, le directeur du BIFS, sur différents aspects de sa carrière avec une tonne d’anecdotes qu’il se plaît à raconter avec un regard drôlement caustique, en particulier sur l’industrie du cinéma américain, avec laquelle Sheridan a toujours entretenu un lien singulier.

In the Name of the Father, drame judiciaire sur un attentat commis à Londres en 1974, commandité par l’Armée républicaine irlandaise (IRA) et pour lequel onze personnes ont été torturées et emprisonnées à tort, a gagné, en 1994, l’Ours d’or à Berlin et a obtenu sept nominations aux Oscars. À propos du film, produit par la «major» américaine Universal, Jim Sheridan se souvient : «In the Name of the Father était mon « film de la maturité », car je l’ai réalisé, écrit et produit (…) Daniel (Day-Lewis) était devenu une star avec The Last of the Mohicans et le studio, qui adorait le film, voulait l’amener jusqu’aux Oscars.

Et c’est comme ça que je suis allé voir Schindler’s List !

Lorsque j’ai demandé s’ils avaient d’autres films en vue, ils m’ont répondu : « On a ce film de trois heures en noir et blanc… On ne va rien en faire. On organise une projection cet après-midi, si tu veux y assister. » Et c’est comme ça que je suis allé voir Schindler’s List !» Le reste appartient à l’histoire : le film de Steven Spielberg obtint neuf nominations et repartit avec sept Oscars, dont quatre pour lesquels In the Name of the Father était également en compétition (meilleur film, meilleur réalisateur pour Jim Sheridan, meilleur scénario adapté et meilleur montage).

Le cinéaste continue : «Les studios (américains) fonctionnent avec ce qu’ils appellent « les deux cases du haut »», une référence aux projections-tests, qui consiste pour un panel de spectateurs à assister à la projection d’un film à l’issue de laquelle ils remplissent un questionnaire, qui servira au studio à retravailler sur le film, à modifier des scènes voire, dans le pire des cas, à saboter ou annuler sa sortie. «Si 80 % ou plus des gens ont coché une des deux cases du haut, « excellent » et « très bon », on vous rappelle le lendemain. Au-dessus de 90 %, on vous invite à dîner. Et en dessous de 60 %, vous n’avez aucune chance de les revoir !»

Jim Sheridan, qui a commencé sa carrière au théâtre en Irlande, comme acteur puis metteur en scène et dramaturge, signe toujours le scénario de ses films et a aussi partagé ses pensées sur l’écriture, ainsi que ses méthodes de travail, qui peuvent tout à la fois mêler travail de recherche historique, travail d’adaptation et souvenirs autobiographiques. La mort de son frère, disparu à l’âge de dix ans des suites d’une tumeur au cerveau, l’a profondément affecté : «Cette histoire a beaucoup joué sur ma manière de faire et de penser les films, et de travailler avec les acteurs. Quand mon frère souriait, il souriait un peu faux, sûrement parce que la tumeur avait affecté des muscles de son visage. On aurait dit qu’il signalait : « Regardez-moi, je souris » au lieu de simplement sourire. C’est ce que j’essayais de faire avec mes acteurs sur In America : « Ne jouez pas la tristesse. Soyez tristes. »»

Tout l’enjeu de l’écriture est la réinvention de soi (…) Mais c’est extrêmement difficile

Sublime récit autobiographique sur son séjour new-yorkais au début des années 1980, In America prend pour point de départ la mort du frère de Jim Sheridan, mais le réalisateur met en garde sur les pièges de l’autobiographie : «Quand on écrit sur sa propre vie telle qu’on s’en souvient, on est un personnage unidimensionnel. Alors, pour donner de la profondeur, je pioche un peu chez chacune de mes connaissances, parfois un homme et une femme que je mets dans le même personnage. Je mets tout ça dans un pot je le couvre, le fais bouillir puis le laisse reposer, et quand je l’ouvre, j’ai un personnage. Mais si on croit qu’une seule personne peut donner un personnage, en l’écrivant d’après nos propres souvenirs, ce sera plat et ennuyeux. (…) Tout l’enjeu de l’écriture est la réinvention de soi. Si vous êtes très bon, je veux dire un génie, vous serez capable de le faire trois, quatre fois ou plus, comme Tennessee Williams, Arthur Miller, Shakespeare… Mais c’est extrêmement difficile.»

Cinéaste rare, Jim Sheridan n’en est pas moins précieux. Depuis ses débuts en 1989 avec My Left Foot, l’histoire de l’Irlandais Christy Brown, né avec une paralysie cérébrale, ne pouvant contrôler que son pied gauche et qui est devenu peintre et écrivain, jusqu’à aujourd’hui, sa filmographie en tant que réalisateur compte en tout et pour tout neuf longs métrages. Après In America (2003), son dernier coup d’éclat, il faut bien avouer que Sheridan s’est fourvoyé dans de grosses productions américaines qu’il n’écrit plus et qui ne sont clairement pas à la mesure de son talent (Get Rich or Die Tryin’, biopic de et avec le rappeur 50 Cent, sorti en 2005 comme une réponse insipide à 8 Mile, ou encore Dream House, un Shining raté avec Daniel Craig et Rachel Weisz, sorti en 2011). Il n’est par ailleurs pas revenu sur cette partie de sa carrière durant la conversation.

Pourtant, Jim Sheridan n’est pas à court d’idées et son sac à projets est plein à craquer. Parmi ceux-là, le réalisateur révèle un travail de longue haleine – plus de cinq ans – pour In Absentia, documentaire autour du meurtre de la productrice et réalisatrice française Sophie Toscan du Plantier, survenu à son domicile en Irlande en 1996. La justice «a considéré que ce type, Ian Bailey, était le meurtrier», explique Jim Sheridan, qui entend, avec son film, aller dans les zones d’ombre que les tribunaux n’ont pas voulu explorer. «C’était un journaliste qui n’avait pratiquement plus travaillé depuis dix ans et qui se retrouve, soudain, avec une chance de se remettre en selle, mais qui a commencé, de manière étrange, à laisser entendre qu’il avait commis le meurtre, voire à le confesser.» Remis en liberté pour manque de preuves, Bailey vit toujours en Irlande, mais la Haute Cour, après 23 ans, vient d’accepter son extradition pour une audition en France à partir du 5 mai prochain, et ce, malgré les difficultés liées au coronavirus.

Avec In Absentia, Jim Sheridan entend, à la manière de la série documentaire de Netflix Making a Murderer, dénoncer une justice «qui, pour contrôler le récit, crée un bouc émissaire. Qu’il soit réellement coupable ou pas n’a pas d’importance, ce qui est important était de faire de lui un bouc émissaire car les gens ont besoin d’une fin à l’histoire. Malheureusement, il n’y a pas de fin pour l’instant». L’affaire arrivera peut-être bientôt à un dénouement devant la justice française, mais le travail de Jim Sheridan, qui va dans la direction opposée, risque de proposer un regard sur cette affaire à l’image du cinéaste : engagé, décalé et volontiers controversé.

Valentin Maniglia

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