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Aux armes, citoyens européens ?


Brexit, Trump, crise ukrainienne, attentats... Face à des menaces grandissantes, l'Union européenne doit-elle renforcer sa politique de défense ? La création d'une armée européenne, notamment, fait débat. (Photo : AFP)

L’Europe doit-elle se contenter de son «soft power», jouant de ses capacités diplomatiques pour calmer les conflits, ou disposer d’un «hard power», en gonflant ses muscles militaires? Le sujet divise au Luxembourg.

«Je suis d’avis que les menaces autour de l’Europe ne manquent pas. Or si jamais quelqu’un nous voulait du mal, il aurait peut-être facilement raison de nous», glisse Frank Engel. L’eurodéputé CSV est inquiet. Et il n’est pas le seul. Jeudi dernier, aux Rotondes, à Luxembourg, le bureau d’information du Parlement européen a posé un sujet explosif sur la table : l’Europe doit-elle devenir une puissance militaire? La pression monte en effet pour la mise en place d’une véritable politique de sécurité et de défense commune (PSDC).

Pour l’eurodéputé vert Claude Turmes, la réponse est évidente : «L’Europe ne sera jamais un pouvoir militaire. C’est la politique officielle de l’UE qui le dit. On joue un rôle régional, on n’a pas l’ambition d’avoir une armée.» L’eurodéputé Charles Goerens (DP) poursuit : «Quand il s’agit de mener des opérations extérieures, l’Europe trouve facilement une réponse commune. On arrive même à faire bouger la Suisse! Mais pour la défense intérieure, par contre, il n’y a plus d’unanimité. Parce qu’il y a 28 arbitres! Il faut un leadership européen sur cette question. Mais on est à des années-lumière d’une Europe à caractère fédéral.»

Le débat organisé il y a quelques jours aux Rotondes, tournait autour d'une question inquiétante : faut-il créer une armée européenne pour faire face aux nouvelles menaces ? (Photo : Fabrizio Pizzolante)

Le débat organisé il y a quelques jours aux Rotondes, tournait autour d’une question inquiétante : faut-il créer une armée européenne pour faire face aux nouvelles menaces ? (Photo : Fabrizio Pizzolante)

Relancer l’Europe grâce à une défense «forte»

Résultat, si l’UE possède une PSDC, elle ne dispose toutefois pas de véritables forces armées, les dépenses militaires étant toujours l’apanage des États membres. Ce qui fait dire à Claude Turmes que «suggérer aux citoyens qu’on va relancer l’Europe grâce à une politique de défense forte, c’est du hara-kiri, car il n’y aura jamais d’unité politique. Certains veulent qu’on augmente le budget [des dépenses militaires des États membres] de 200 à 300 milliards, c’est irresponsable, car ces 200 milliards sont déjà mal dépensés. La Commission européenne vient de révéler que si on appliquait seulement deux directives sur les achats de matériel militaire, on pourrait faire des économies de 20 à 100 milliards. Les états-majors des armées ont aussi identifié 300 mesures de coopération militaire pour diminuer les frais de ce budget, mais seulement onze mesures sont engagées pour l’instant.» Bref, avant de dépenser davantage, dépensons mieux…

Frank Engel n’est pas de cet avis. «Claude Turmes dénonce un excès d’argent. Mais en fin de compte, 200 milliards, c’est 1 % du PIB européen. Aux États-Unis, ces dépenses se montent à 650 milliards d’euros! On ne peut pas toujours faire plus avec moins. En Allemagne, après des années de décroissance des dépenses militaires, on arrive à une situation où, par exemple, trois hélicoptères militaires sur quatre ne peuvent pas voler. Ce n’est pas rassurant.»

Elena Aoun, chercheuse à l’université catholique de Louvain, nuance : «Oui, il faut qu’on relance le moteur européen. Mais le faire à travers la défense, n’est-ce pas céder à une forme de panique? Bien sûr, il y a le Brexit, il y a Trump qui agit comme un enfant de 12 ans… Mais réagir dans le domaine sécuritaire à un moment où le sentiment d’insécurité est très élevé en Europe, à cause de la crise migratoire, de la déliquescence en Moyen-Orient, etc., interroge sur le choix de relance du projet européen. »

Une armée pour tous ?

Et de rappeler qu’en cas de menace, il existe l’article 5 de l’OTAN (lire ci-dessous) et le traité de Lisbonne qui définissent une politique de défense commune. «Reste la question de la volonté politique.» Et le projet de création d’une armée européenne pose plusieurs questions. Dont celle-ci : quelle instance judiciaire serait habilitée à la contrôler? Car «la Cour de justice européenne n’aurait pas compétence à le faire», rappelle Stan Brabant, le directeur d’Amnesty International Luxembourg. «Ne faudra-t-il pas imaginer un tribunal militaire européen, pour ne pas devoir aller jusqu’à la Cour pénale internationale si de graves violations des droits humains sont commis par cette armée?» Autre problème : le Royaume-Uni, même après le Brexit, a annoncé qu’il sera opposé à toute idée d’armée européenne, considérant que l’OTAN doit rester la pierre angulaire de la défense européenne.

Quant à la question de faire cohabiter 28 nationalités (ou 27 avec le Brexit) au sein d’une armée commune, elle a le don d’énerver Frank Engel : «Dans l’Europe ouverte d’aujourd’hui, on ne serait pas capable de faire cohabiter des gens de langue et de croyance différentes dans une même structure de défense? Je ne crois pas que cela soit insurmontable. On a toujours 27 logiques de défense différentes, mais on a aussi une cinquantaine de corps mixtes, on a l’Eurocorps, on est ensemble au Mali, en Somalie… Ce qui prouve qu’il n’y a pas de problèmes pour que des Européens en uniforme collaborent. L’armée, le dernier rempart de la souveraineté nationale? Pour moi, cette idée appartient vraiment à un âge révolu.» L’avenir dira s’il avait raison…

Les combats de l’UE

La politique de sécurité et de défense commune (PSDC, anciennement politique européenne de sécurité et de défense, PESD) donne à l’Union européenne la possibilité d’utiliser des moyens militaires ou civils destinés à la gestion des crises internationales. L’UE est ainsi présente sur plusieurs continents au travers de missions de gestion de crises variées : en Méditerranée (mission de lutte contre le trafic de migrants), en République centrafricaine (mission de stabilisation), au Mali (mission de formation militaire), sur les côtes somaliennes (opération navale contre la piraterie)…

Bref, l’«UE fait aussi des choses positives», résume Stan Brabant. «En République centrafricaine par exemple, l’intervention européenne a probablement évité une catastrophe qui aurait fait penser au Rwanda. Donc, coup de chapeau, car l’opération était loin d’être gagnée.»

Un pour tous…

Le principe de la défense collective est au cœur du traité fondateur de l’OTAN, grâce à l’article 5. La défense collective implique qu’une attaque contre un membre de l’Alliance est considérée comme une attaque dirigée contre tous les alliés. C’est à la suite des attentats terroristes perpétrés contre les États-Unis le 11 septembre 2001 que, pour la première fois de son histoire, l’OTAN a invoqué l’article 5. Depuis, l’OTAN a pris des mesures de défense collective à plusieurs reprises, par exemple en réponse à la situation en Syrie et à la suite de la crise russo-ukrainienne.

De la cohérence SVP !

Depuis cinq ans, chaque rapport annuel d’Amnesty International est toujours plus effrayant. «Les plus graves violations des droits humains sont commises par des forces armées», note Stan Brabant. «Or les conflits du Moyen-Orient sont en bonne partie alimentés par des armes européennes. Il y a là un manque de cohérence et une responsabilité dans les crises planétaires.»

Autre manque de cohérence, pointé par Elena Aoun : «L’Europe est devenue schizophrène. On oublie qu’il y a un État membre de l’Union européenne qui est en conflit, avec une population totalement marginalisée : Chypre. Et l’UE ne s’est absolument pas dotée des moyens nécessaires pour conditionner l’entrée de Chypre (dans l’UE) à une résolution du conflit. Il y a là aussi un grand problème de cohérence.»

De même, « plutôt qu’augmenter les dépenses de défense, commençons par retravailler sur les objectifs parfois contreproductifs de la politique européenne, qui a défendu des régimes qu’on qualifie sans complexe aujourd’hui de dictatoriaux», ajoute-t-elle.

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Faut-il écouter le grand frère américain ?

Charles Goerens : «Trump est une source d’insécurité. Ce qu’il a dit hier peut être contredit aujourd’hui et on ne sait pas ce qu’il dira demain. Ce qui est dramatique, c’est que, d’un côté, l’UE a inscrit sa défense dans le traité de Lisbonne en faisant de l’Alliance atlantique la pierre angulaire de sa défense. Donc c’est une UE qui accepte le leadership américain dans la planification de sa défense. Mais, de l’autre côté, c’est la première fois qu’un président américain laisse planer le doute sur la volonté des États-Unis de défendre bec et ongles l’Union européenne! Trump demande une augmentation des dépenses de défense dans tous les pays de l’UE membres de l’OTAN, avec une perspective d’avoir moins de sécurité. On a là une situation à clarifier.»

Elena Aoun : «C’est censé d’écouter le grand frère américain, qui nous montre ce qu’il dépense pour sa sécurité et qui nous conseille d’augmenter notre effort. Mais cela a ses limites. Y a-t-il une seule guerre récemment lancée par les États-Unis qui se soit bien résolue? Est-ce que la force militaire, notamment américaine, et l’expansion de l’OTAN dans les années 90 n’ont pas contribué à reconstituer des menaces? Posons-nous la question : pourquoi le Moyen-Orient est dans son état actuel, n’y aurait-il pas eu un surusage de la force militaire par notre allié américain et en partie par les Britanniques?»

Claude Turmes : «Il ne faut pas céder à la panique. Laissons décanter les dégâts de la twittermania erratique de Trump. Je crois qu’en réalité les choses sont plus calmes que ce qu’il dit sur l’OTAN. Sinon, c’est quoi l’alternative? Il faudrait arrêter l’OTAN et faire sans les Américains? Je ne sais pas si les Russes ont jamais eu l’intention de nous attaquer, mais est-ce que justement ils ne l’ont pas fait parce qu’ils se sont dit que les Américains étaient là pour défendre l’Europe ?»

Une UE bien timide face à la «culottée» Russie…

Charles Goerens : «Qu’est-ce qui fait la force de la Russie? Ce n’est pas son PIB, qui n’est pas supérieur à celui de l’Italie. C’est le culot de Poutine. Car en tant que force nucléaire, il est inattaquable. Ce que veut la Russie, c’est recréer son influence dans l’ancienne zone couverte par l’Union soviétique. Est-ce qu’on pourra contrer cette tendance de fond par des moyens militaires? Je n’en sais rien. Par l’action diplomatique? Oui, il faut le faire. Mais avec l’autorité d’une UE qui est prise au sérieux. Or, qui négocie à Minsk sur la partie orientale de l’Ukraine? Les présidents ukrainien, russe, français et la chancelière allemande. Pourquoi l’Europe n’est pas représentée à la table des négociations, soit par Jean-Claude Juncker (le président de la Commission européenne), Donald Tusk (le président du Conseil européen) ou Federica Mogherini (le haut représentant de l’Union pour la politique de sécurité)? Ils sont pourtant habilités à le faire. C’est à pleurer. Faisons en sorte que la politique incarnée par Mme Mogherini ait un visage, sinon c’est une mascarade.»

Frank Engel : «Il faut plus de détermination vis-à-vis de la Russie. Pas pour lui faire la guerre, personne n’y a intérêt, mais pour lui montrer qu’on ne se contente plus de regarder. L’histoire en Ukraine n’aurait pas eu lieu si de l’autre côté de la frontière ukrainienne, il y avait eu une armée européenne qui aurait pu devenir nerveuse. [Aujourd’hui], j’ai tendance à croire que le conflit ukrainien a tout le potentiel d’un dérapage sérieux. Et je n’aimerais pas dépendre exclusivement de la capacité de coordination spontanée entre les armées polonaise, slovaque et hongroise pour faire face à ce dérapage…»

Égoïsme et générosité à la luxembourgeoise…

Charles Goerens : «En tant qu’ex-ministre de la Défense, je peux vous assurer que la discussion au Luxembourg a rarement dépassé le stade caricatural pour ce qui est de la défense. Il y a très peu de gens qui en parlent sérieusement. Par contre, en ce qui concerne la coopération au développement (NDLR : qui est une «arme» de prévention des conflits), il faut rappeler que le Luxembourg fait autorité à travers le monde, on est le premier donateur en termes de part des dépenses dans le PIB.»

Claude Turmes : «Le problème de la défense européenne rejoint le problème des égoïsmes nationaux, en particulier l’égoïsme économique des États membres et de leurs dirigeants. Ça fait trop longtemps que les capitales tirent sur Bruxelles, en disant que la source de tous les problèmes est à Bruxelles. Retournons-leur la question : que font les capitales? Le Luxembourg se fait le modèle de l’intégration européenne, sauf lorsqu’on défend les intérêts économiques de nos banques et autres tax rulings. C’est aussi faux cul que ce que la France et l’Allemagne font dans d’autres domaines. L’Europe, ça veut dire que l’on arrête de cultiver cet égoïsme national, y compris pour la défense.»

Turquie : au «fou»!

Frank Engel : «En Turquie, je ne peux pas exclure, avec le fou qui gouverne la Turquie actuellement, qu’en cas de défaite le 16 avril à son référendum sur le passage à un système de gouvernance présidentiel, il pourrait y avoir des mouvements sociaux qui déraperaient. Cela ne serait pas la première guerre civile dans cette région du monde. Je ne dis pas que l’Europe doit ou peut intervenir. Mais face à une potentielle action militaire à notre frontière immédiate, moi je serais plus serein en sachant que l’Europe est dotée de capacités militaires indépendantes et suffisantes.»

Le Pen et autres armes de destruction massive

Frank Engel : «Je participerais volontiers à un saut fédéral européen, car notre problème de défense serait probablement résolu. Mon problème, c’est que je ne vois pas cette volonté. Je vois plutôt une UE qui est en train de s’effriter, avec le risque de devenir une communauté des États indépendants à l’occidentale. Il suffirait d’une élection ratée, comme celle de Marine Le Pen à la présidence française, une seule, pour faire capoter définitivement l’intégration européenne.»

Charles Goerens : «Imaginons que Marine Le Pen soit élue en mai. Alors la question sur la défense européenne prendrait une tout autre tournure. Si la France redevient souverainiste grâce à l’élection de Marine Le Pen, est-ce qu’elle accepterait de partager sa capacité de dissuasion nucléaire avec les autres pays européen en cas de danger? Rien n’est moins sûr. Donc, dans ce cas, vous auriez un espace sanctuarisé, qui est la France de Le Pen, la Russie de Poutine, et puis les États-Unis de Trump… Ça, c’est une question fondamentale de la défense européenne.»

Stan Brabant :«Les exportations d’armes européennes (NDLR : en particulier françaises) se portent très bien. Plusieurs États membres exportent actuellement encore des armes vers l’Arabie saoudite, armes qui se retrouvent ensuite dans des pays comme le Yémen, où sont commis tous les jours des crimes de guerre. Il y a là un vrai problème de cohérence (lire par ailleurs).»

Dossier : Romain Van Dyck

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