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Le street art au musée va-t-il perdre son âme ?


Né à la fin des années 60, l'art urbain a longtemps été lié au vandalisme, à la dégradation et à la contestation, mais a perdu une partie de son aura sulfureuse. (illustration DR)

En plus de 30 ans, le street art est passé de l’anonymat urbain aux institutions d’art. Une bonne ou une mauvaise chose ?

« Aujourd’hui, on voit le street art comme une représentation de la liberté, mais c’est faux ! C’est un mouvement complètement intégré », estime Paul Ardenne, historien de l’art contemporain. Pour ce spécialiste de l’art urbain, l’engouement autour de cette discipline vire à la «récupération gentille». Il déplore le manque d’analyse critique face à une pratique devenue, selon lui, très consensuelle.

Né à la fin des années 60, l’art urbain a longtemps été lié au vandalisme, à la dégradation et à la contestation, mais a perdu une partie de son aura sulfureuse. Une situation encore renforcée par l’ouverture de musées. Plusieurs lieux de ce genre existent, à Amsterdam ou encore à Saint-Pétersbourg. Un autre est prévu l’an prochain à Berlin. Parallèlement, le monde de l’art s’ouvre aux artistes issus de la rue : deux graffeurs (Lek et Sowat) ont intégré la Villa Médicis en 2015 et une exposition sur Banksy vient de se tenir à Rome.

«L’essence du street art, ce sont des murs militants, mais en parallèle il y a un travail d’atelier. Il y a une cohérence des deux», estime Nicolas Laugero-Lasserre, qui va prêter 150 œuvres de sa collection pour donner naissance au premier «musée» du genre en France. C’est en vendant des œuvres que les artistes vivent et paient leurs déplacements pour imprimer leurs marques sur les murs du monde entier, souligne ce passionné, en réponse à ceux qui imaginent uniquement un art éphémère, réalisé en extérieur, souvent dans l’illégalité.

Tombé «dedans» en arrivant à Paris, le quadragénaire a amassé au fil des années une collection de sérigraphies, photos ou pièces réalisées en atelier d’artistes comme Shepard Fairey (l’affiche Hope d’Obama), Blu – connu pour avoir recouvert de peinture noire une de ses fresques à Berlin pour éviter de favoriser la spéculation immobilière – ou Invader. Les incontournables JR et Banksy sont aussi de la partie, ainsi que des artistes émergents moins connus du grand public.

«La gratuité, c’est l’ADN du mouvement»

Après avoir longtemps fait tourner ces œuvres dans des expositions, c’est dans les murs de l’école des métiers du numérique de Xavier Niel – fondateur de l’opérateur téléphonique Free et septième fortune de France – qu’elles seront désormais accrochées. Un choix délibérément atypique. Au beau milieu des salles de cours, où quelque 3 000 étudiants apprennent à coder, trôneront ainsi des œuvres à plusieurs milliers d’euros que les aficionados pourront admirer gratuitement le mardi soir et le samedi après-midi. «La gratuité, c’est essentiel, c’est l’ADN du mouvement», insiste le collectionneur, soucieux de créer un lieu original.

«Art 42» a ouvert ses portes samedi pendant la Nuit blanche. Les visites se sont effectuées en présence d’un guide, un étudiant formé aux subtilités du street art, l’idée étant de faire découvrir les œuvres autant que le lieu. «Plus on parlera du street art, mieux c’est !», estime Mehdi Ben Cheikh, un galeriste parisien à l’origine de la Tour Paris 13, immeuble qui est devenu une vaste exposition éphémère avant d’être démoli. Pour celui qui a aussi contribué à réveiller une bourgade tunisienne via des fresques, il n’est toutefois pas «tout à fait l’heure de mettre le street art dans des boîtes». À la théorie, il préfère toujours la rue. Elle «reste essentielle pour les artistes, c’est ce qui les inspire. Il y a encore beaucoup d’endroits dans le monde où le street art est illégal» ou fait l’objet de condamnations, confirme Magda Danysz, une spécialiste de street art qui détient une galerie à Paris et à Shanghai. Preuve en est, le fameux Monsieur chat, qui recouvre les murs de Paris de matous hilares, risque trois mois de prison ferme pour de nouvelles peintures sur les parois en travaux d’une gare.

Les artistes luxembourgeois pas convaincus

Du berceau à New York, que l’on évoque le 5 Pointz ou les trains tagués, jusqu’au succès d’artistes comme JR, Banksy et Invader, le street art a fait du chemin depuis la fin des années 60. Au point qu’aujourd’hui, il se fait une place dans les musées et les galeries d’art. Certains y voient une triste réappropriation, d’autres des signes du reconnaissance. Le Quotidien s’est adressé à quatre acteurs du milieu au Luxembourg : Fred Entringer, coordinateur de «Kufa’s Urban Art Esch», et trois artistes (Sumo, Eric Mangen et Sanctobin).

Fred Entringer : «Si le street art évolue vers quelque chose d’intéressant, je reste réticent à cette idée qu’il s’expose dans les musées et galeries, ne serait-ce que par son essence même. Cet intérêt est l’effet d’une mode, soudaine, combinée à des pratiques artistiques qui ne visent, malheureusement, que l’argent. Ce que j’aime dans le street art, c’est sa liberté. C’est quand même savoureux de tomber, au hasard d’une rue, sur une belle œuvre. Cette réappropriation ne génère aucune surprise. C’est triste ! C’est comme mettre un oiseau sauvage en cage, pour le faire chanter devant des privilégiés… Évitons de mettre les artistes dans des boîtes. Il faut laisser respirer le street art, et pas avec de l’air climatisé !»

Sumo : «Il y a une question essentielle derrière ce vaste débat : dessiner sur un mur, dans la rue, ou sur une toile, dans son atelier, est-ce encore la même chose ? Dans un zoo, une bête sauvage ne se comportera pas de la même façon que dans la jungle… L’autre souci, c’est que les artistes s’adaptent à ce succès, et beaucoup de choses, aujourd’hui, se créent seulement dans l’idée d’être ensuite vendues. L’intérêt, toutefois, que j’y vois, c’est la conservation, l’archivage d’œuvres au cœur des différentes institutions. L’art, pour le coup, devient moins éphémère, même si, avouons-le, tout ne mérite pas d’être gardé… Mais aller dans la rue, c’est ça le plus beau !».

« C’est comme mettre un oiseau sauvage en cage, pour le faire chanter devant des privilégiés »

Sanctobin : «Après plus de trente ans d’existence, c’est une bonne chose que le street art soit enfin reconnu par certains musées. Et d’un point de vue plus pragmatique, cette reconnaissance appuie les efforts de l’artiste, et lui peut lui donner une autre dimension. Car avec de l’argent, il peut payer le loyer de l’atelier, son matériel, ses déplacements… Parallèlement, ça lui offre d’autre possibilités, comme travailler sur d’autres supports. Après, il faut encore avoir le temps pour démarcher les galeries. C’est un gros travail, qu’il vaut mieux confier à un manager. Car entre la création et cette volonté de se vendre, l’artiste privilégiera toujours son art !»

Eric Mangen : «Aujourd’hui, les musées se réveillent avec le street art, car il est devenu très lucratif ! Tout le monde fait du « branding », car il suscite de l’intérêt. Il est ludique et interpelle plus facilement qu’une œuvre d’art contemporain, dure à comprendre, obscure. Moi, ce qui m’a toujours intéressé, c’est l’impact que peut avoir le lieu public sur les gens. Une œuvre s’y exprime plus librement, et sa résonance est plus forte, plus intéressante (…) Après, il faut arrêter de diviser et tout n’est pas si clair que ça : déjà, réaliser un travail dans la rue ou dans un atelier est très différent. Ensuite, un graffeur qui dira que le street art vend son âme au diable parce qu’il entre au musée est un menteur, car tout le monde est intéressé par la reconnaissance et le succès financier. Mais à mes yeux, l’avenir appartient à la rue, et ce sera toujours le cas. En tout cas pour cette discipline.»

Recueilli par Grégory Cimatti

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