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LuxLeaks vu par Antoine Deltour


L’ex-employé de PwC Luxembourg qui a copié les rulings à l’origine de l’affaire LuxLeaks, était dans la capitale, hier soir, pour livrer son témoignage.

Invité par l’association Etika au CarréRotondes, l’ancien auditeur, inculpé par la justice luxembourgeoise pour vol de données et violation du secret des affaires, est d’abord apparu stressé, avant de prendre la parole pour justifier son choix qui a, selon lui, contribué à accélérer les mesures de lutte contre l’optimisation fiscale en Europe.

Sa venue au Luxembourg

Le Français de 28 ans, qui fait l’objet d’une instruction judiciaire au Grand-Duché, était visiblement très stressé à son arrivée au CarréRotondes, où une centaine de personnes étaient venues écouter son témoignage. «Je ne viens pas ici par provocation ou pour fanfaronner. Venir ici est pour moi un exercice qui est loin d’être facile. Je viens avant tout pour clarifier mes motivations, car j’ai lu des choses inexactes à ce sujet. (…) Je ne prends pas cette accusation à la légère et je coopère pleinement avec la justice.» Inculpé de cinq chefs d’accusation, il risque jusqu’à 5 ans de prison et plus d’un million d’euros d’amende.

Son expérience chez PwC

Aujourd’hui employé de la fonction publique à Nancy, Antoine Deltour a travaillé deux ans comme auditeur chez PwC Luxembourg, avant de démissionner à l’automne 2010. «J’étais plutôt apprécié dans mon travail, j’ai démissionné pour des raisons diverses, dont les pratiques que je désaprrouvais.» Il raconte comment, la veille de son départ, sans projet professionnel précis, il est tombé par hasard sur un dossier contenant des centaines de rulings et qu’il a décidé de les copier, alors qu’il était simplement à la recherche de «documents de formation pour capitaliser» son expérience sur le serveur interne de PwC. Un simple copier-coller a suffi, «sans intention précise au départ». «Je ne suis pas un hacker», précise-t-il.

Après avoir approché des ONG, pas assez compétentes pour exploiter les documents, Antoine Deltour se fait approcher par un journaliste de France 2 qui a repéré sur un blog ses commentaires bien informés sur le sujet. Sort l’émission Cash Investigation en mai 2012. «Mon intention n’était absolument pas de tout rendre public. À partir de là, malgré moi, j’ai perdu le contrôle des documents que j’ai copiés.» PwC déclenche alors une enquête interne et son ex-employé est informé d’une procédure judiciaire mi-2014.

L’affaire LuxLeaks et… des regrets

Antoine Deltour explique que la fuite des documents auprès du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ), qui a révélé l’affaire LuxLeaks, n’est pas de son fait. «Je n’ai jamais été en contact avec l’ICIJ.» Le jeune homme dit d’ailleurs désapprouver «certains usages qui en ont été faits».

Notamment de «citer des noms de clients et celui de mon ancien employeur. Car ma motivation était de dénoncer des pratiques systémiques», généralisées quels que soient les cabinets et les multinationales. «Mon regret aussi, c’est que cette affaire ait abouti à pointer du doigt le Luxembourg, car ces montages fiscaux ne passent pas seulement par le Luxembourg.» Et de citer des niches fiscales «contestables» dans d’autres pays.

Son avis sur les rulings

«Ces accords fiscaux anticipés ont une légitimité car ils offrent une sécurité juridique aux entreprises.» Mais en pratique, ils aboutissent à ce que les multinationales ne paient quasiment aucun impôt. Selon Antoine Deltour, leur légalité, souvent mise en avant pour les justifier, «n’est pas si évidente». Pour preuve, la Commission européenne enquête sur certains d’entre eux (Amazon, Fiat…), souligne-t-il, pointant aussi les efforts récents du gouvernement luxembourgeois pour leur donner enfin un cadre légal clair. «Marius Kohl (ancien responsable des rulings à l’Administration des contributions) a dit dans une interview qu’il n’avait aucun moyen de vérifier les règles de prix de transfert», appuie encore Antoine Deltour.
Pour l’ancien auditeur, promu lanceur d’alerte, le problème posé par les rulings tient dans «la radicalité des pratiques d’optimisation fiscale. (…) Car certaines entités n’existent que pour permettre ces montages. Il y a donc un côté artificiel.» Surtout, poursuit-il, cela aboutit à «des taux effectifs d’imposition extrêmement faibles». S’il a accepté de livrer les rulings, c’est parce que «cette question de la justice fiscale méritait pour moi un débat». De «secret de Polichinelle, au moins dans le secteur financier», ces pratiques ont été révélées à l’opinion grâce à LuxLeaks. «Il y a eu une réaction politique immédiate, y compris du gouvernement luxembourgeois, car certaines situations sont contraires à l’éthique», se félicite Antoine Deltour.

Les conséquences de LuxLeaks

Voulue par un quart des eurodéputés, une commission d’enquête sur l’optimisation fiscale a été lancée suite à l’affaire. «Cela prouve donc que le sujet mérite une enquête, se réjouit Antoine Deltour. En voyant ces documents, je me suis dit qu’on ne pouvait pas laisser ça de côté. La démarche des eurodéputés est un peu la même que la mienne.» L’ex-employé de PwC observe aussi que la Commission européenne a présenté une mesure pour l’échange automatique des rulings, que le Luxembourg refusait jusqu’ici. «LuxLeaks a créé un contexte politique pour cette collaboration.»
Antoine Deltour reconnaît que l’affaire a porté «atteinte à la réputation du Luxembourg», car elle a pu «attiser des clichés populaires en France à l’encontre du Luxembourg». Mais il préfère voir des conséquences positives : «LuxLeaks accélère la marche vers la transparence fiscale, qui avait déjà été engagée par le gouvernement de Xavier Bettel. Cela pousse à aller plus vite et plus loin. Cela va même contribuer à la pérennisation de la place financière du Luxembourg», grâce à une meilleure réputation. «Si le Luxembourg est considéré comme un paradis fiscal, les filiales fermeront à terme.» De même, la fin des boîtes aux lettres et l’exigence de «substance» faite aux entreprises profitera à l’emploi au Grand-Duché, veut croire Antoine Deltour. Et d’ajouter, reprenant le credo du gouvernement, que le pays a d’autres atouts que sa fiscalité (géographie, multilinguisme, compétences).

La conclusion

«Les pratiques que j’ai contribué à dénoncer ne sont pas toutes illégales, mais sont contraires à l’éthique. Le but, c’est de changer les lois et LuxLeaks y contribue. Ce ne sont pas les multinationales qui vont pousser à changer les règles.» Selon Antoine Deltour, «ça commence à bouger», tant au niveau de l’Union européenne que de l’OCDE (programme BEPS). «Si je n’y avais pas contribué, tout cela n’aurait peut-être pas eu lieu.» Peut-être pas légale, son action avait donc toute sa légitimité, plaide-t-il.

De notre journaliste, Sylvain Amiotte


Lire la tribune de soutien à Antoine Deltour, signée par Daniel Cohn-Bendit, Éva Joly, Thomas Piketty et Edward Snowden, sur le site de Libération.

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