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Ces Luxembourgeois qui ont joué au foot de l’autre côté du Mur


Lla police, l'armée, l'ambiance générale «froide», «grise», «pas accueillante» les ont impressionnés, nos footballeurs luxembourgeois... (photo DR)

À quoi ça ressemblait d’aller jouer un match à l’Est, avant le 9 novembre 1989 ? Plusieurs anciens joueurs racontent.

Le 12 septembre 1983, Jacques Muller est encore en pyjama et au fond d’un inconfortable lit quand il est réveillé par de très violents coups sur la porte. Le train qui l’emmène à Berlin pour disputer un match de Coupe des champions contre le Dynamo, franchit la frontière au petit matin, et le wagon-couchette qu’il occupe est sur le point d’être investi par des douaniers menaçants portant mitraillettes. Ils exigent de voir immédiatement les passeports et visas de la Jeunesse Esch. Bienvenue en RDA, bienvenue du côté communiste de l’Europe.

Jacques Muller a 19 ans et c’est la première fois qu’il part. Il n’est pas prêt d’oublier : «Le mur de Berlin passait juste à côté du stade où on s’entraînait. Les militaires nous regardaient du haut de leurs miradors. Ils avaient peut-être peur que quelqu’un se sauve…» En fait… oui. L’ancien coach de la Jeunesse l’apprendra d’ailleurs bien plus tard, lors d’un congrès d’entraîneurs, de la bouche de Falko Götz, l’ancien coach du Hertha Berlin et du FSV Francfort, mais alors milieu offensif du Dynamo : «Il avait essayé de se barrer lors du match aller à Esch, mais n’avait réussi que lors du tour suivant, contre le Partizan Belgrade».

On nous regardait, genre « tiens, voilà les capitalistes »

Il en fallait, alors, du courage. Parce que la police, l’armée, l’ambiance générale «froide», «grise», «pas accueillante» les ont impressionnés, nos footballeurs luxembourgeois. «À la frontière, on était soulagés à chaque fois qu’on passait un douanier. Mais il y en avait beaucoup», soupire Paul Philipp. «Et là-bas, on sentait littéralement que tout était basé sur la peur : en Russie, un des types chargé de nous surveiller s’était un peu lâché avec nous devant un de ses collègues. Le lendemain, il avait disparu. Je ne dis pas qu’il était mort, hein, mais il n’était tout simplement plus là».

En 43 ans de football, tous n’ont pas eu le «privilège» d’être témoin de cette partie immergée de l’iceberg, de ces évaporations soudaines. Mais ce qui affleurait à la surface était déjà assez troublant, même quand cela ne touchait qu’au football. Robby Langers garde en souvenir ces veilles de match où «on te filait seulement trois ballons de m… pour t’entraîner» ou d’une rencontre «face aux Russes, arbitrée par un Bulgare. Ou l’inverse, je ne sais plus. Il nous siffle deux penalties contre nous. Et quand il sort du terrain, tous les spectateurs l’applaudissent…». «Ah il y a eu aussi ce match en Russie où l’on nous a fait attendre trois heures dans un escalier, toute l’équipe, à la sortie de l’avion, avant de voir nos visas. On devenait fous. Je retourne dans le même aéroport quelques semaines plus tard pour un match de Coupe d’Europe avec Cannes. Et là, on vient nous chercher sur le tarmac et en vingt minutes, on est partis. Je demande au président Pedretti comment il a fait. Il me répond « Ah Robby, ça m’a coûté quelques billets »»…

Ces gens se battaient pour survivre

L’argent. Ça permettait bien des choses, de l’autre côté du rideau de fer. «On nous regardait d’un drôle d’œil dans les rues, genre « tiens, voilà les capitalistes »», sourit Guy Hellers. Il y a un peu de ça. «Les gens nous abordaient dans la rue pour tenter de changer leurs Ostmark contre nos Westmark, embraye Jacques Muller, devenu agent de change. Ils voulaient même parfois qu’on aille dans les magasins leur acheter des choses qu’eux-mêmes ne pouvaient pas se payer».

«On était émerveillés par la largeur des boulevards, mais aussi frappés par la pauvreté : ces gens se battaient pour survivre», assure Langers, qui avait déjà pu constater quand il jouait à Mönchengladbach (1980-1982) à quel point en RFA, on ne considérait pas les Allemands de l’Est comme un peuple frère. «Les Ossies, c’était juste les pauvres de l’Est». En Yougoslavie, Paul Philipp avait dû, lui, organiser une distribution de gâteaux secs dans la rue : une nuée d’enfants ne quittaient pas la vitre du restaurant dans lequel les Roud Léiwen étaient en train de déjeuner…

C’est un peu cette histoire que Mircea Rednic, ancien joueur du Standard consentait à raconter à son coéquipier Guy Hellers. Les souvenirs de sa période roumaine et de sa carrière au Dinamo Bucarest, dans le club du fils Ceausescu ? «Rednic était gradé mais il n’a jamais mis les pieds à l’armée. Il n’était pas dupe : il était un privilégié grâce au foot. Ils avaient tout. Les autres équipes, quand elles partaient en stage, avaient un steak pour toute l’équipe. Et quand son club était menacé de ne pas remporter le championnat… on s’arrangeait». Conscient de tout cela, Hellers a vu le mur sous un éclairage encore plus cru . «Je me rappelle m’être demandé « mais qu’est-ce qu’ils ont fait, ces gens, pour mériter ça ». Ils étaient presque coupés de la civilisation, quasiment en prison malgré eux».

Filmé et espionnés dans un bar d’étrangers

Ce malaise, ce frisson, cette vision hallucinée, ils sont nombreux, les footballeurs luxembourgeois à les avoir éprouvés. Les Roud Léiwen, entre 1945 et la chute du mur en 1989, ont disputé la bagatelle de 16 rencontres internationales contre des nations du bloc de l’Est ou d’États communistes non-alignés, telle la Yougoslavie. Les clubs luxembourgeois s’y sont eux rendu 19 fois. Souvent, ils ont joué devant quelques bataillons réquisitionnés pour remplir les travées. C’est que les gens gris et au regard fuyant qu’ils voyaient les esquiver dans la rue n’avaient pas toujours la fibre assez patriotique pour aller encourager ces nantis de footeux.

C’est aussi pour ça qu’à 19 ans, quand il a voulu sortir en compagnie de John van Risjwick, dans Berlin Est, Jacques Muller a été proprement éjecté du bar dans lequel il voulait rentrer, fréquenté uniquement par… des militaires. «On nous a indiqué un bar réservé aux étrangers. J’ai appris à la chute du mur que tout le monde y était filmé et espionné !»

«C’est quand même bien, d’avoir vu comment c’était là-bas, d’avoir vécu ça», conclu Gérard Jeitz, qui sera passé avec l’Union d’une ville de Dresde toute grise en 1990 au yacht de Bernard Tapie, patron de l’OM, en 1991. C’était l’unique avantage du mur pour les footballeurs luxembourgeois : il y avait toujours un retour avec l’aller…

Julien Mollereau

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